Les yeux de la jeune femme ne quittent pas la foule qui se dresse devant elle. Elle est une fausse note dans cette assemblée, une tache noire sur une partition pourtant parfaite. La Yinren est loin de son domaine familial, loin de cette bâtisse immense qui abrite ceux qui lui ressemblent. Pourtant, elle marche comme si elle était l’une de ces maîtres de la terre, alors que le feu est l’élément qui lui dévore les veines. Elle resserre l’un de ses poignets sur de l’air, regrettant son précédent contrôle sur les flammes. Depuis que le rouge du feu a prit une teinte bleutée, il lui est impensable de former une boule de chaleur dans le creux de sa main pour se tenir droite. Sa confiance en soit doit trouver une autre base, une éloignée d’un feu dominé, et elle se demande si elle peut la trouver dans ces terres ravagées par une famine qu’elle n’a jamais connu. Son corps se meut entre les habitants de ce royaume, et elle baisse la tête pour rester discrète. Si son statut de noble a rendu le voyage agréable, elle n’est pas ici en tant que Jua Yinren. Alors elle se fait petite, se glisse entre les corps pour s’acheminer vers sa destination, comme pour oublier qu’elle n’est pas chez elle. Ses pieds prennent une nouvelle vie alors qu’elle essaye d’esquiver les plantes, et elle tue son premier réflexe de les faire brûler. La végétation s’accompagne d’une humidité qui la rebute et chaque pas dans cette ville lui indique que Dragondale est trop loin. Elle soupire sa nostalgie du désert et préfère oublier ses souvenirs trop affectueux à chaque dédale de rue qu’elle affronte. Elle n’est pas ici pour les flammes de son pays natal. Elle est ici pour répondre à une demande étrange, une qui pourtant l’a fait sortir de la capitale pour se rendre dans une des villes d’Eartanera.
Et c’est sa curiosité qui lui a intimé l’ordre de venir ici, s’affrontant dans un combat épique avec la vigilance qui lui permet de continuer à survivre dans la cours des mensonges qu’est la capitale de l’Empire. Elle revoit encore le visage de l’espionne qui l’avait remarquée, celle qui l’avait vendue, et celle qu’elle avait essayé de faire disparaître en représailles. Pourtant, elle n’arrive pas à ressentir de la haine pour cette femme qui avait mené à cette rencontre. La Yinren aurait fait exactement la même chose, elle est en consciente. Elle est espionne depuis trop longtemps pour se permettre d’être sentimentale, et il y a des années qu’elle a perdu l’espoir d’être autre chose. Ses talons se posent sur le sol dans un souffle final, et enfin, elle lève les yeux vers l’endroit désigné par quelques mots d’une lettre cryptée. Même si elle fait tout pour ne pas attirer l’attention, elle tient à garder le mystère sur ses véritables allégeances, et elle doute que la personne qui l’a contacté sache à quoi elle oeuvre dans le dos de la couronne. Elle peut même en rire, de cette allégeance pour la résistance qu’elle ne partage que par conviction filiale. Ce qu’elle veut, c’est de survivre, alors elle met chaque seconde de l’entrainement paternel au profit de sa discrétion, de ses mensonges qu’elle mêle à chaque sourire. Elle n’est rien si ce n’est qu’une énième poupée Yinren, une qui n’est pas aussi douce que Saeko, ni aussi brillante que Somi. Elle a ses propres armes, des poignards qu’elle s’est forgée à coup de trahisons qu’elle commet depuis des années envers sa famille, alors elle les aiguise. Sa survie en dépend, et elle ne sait pas comment vivre sans se déchirer entre ragots et complots.
Elle s’approche d’une silhouette qu’elle reconnait des bancs de l’académie, malgré le temps et les tensions qui ont creusé leurs marques sur les épaules du Griffith. Elle se demande s’il peut la reconnaître, s’il passait autant de temps qu’elle à observer les prochaines têtes couronnées pour savoir lesquelles allaient tomber, lesquelles allaient plier, dans un jeu perpétuel d’alliances et de trahisons. « Vous vous êtes donnés bien du mal pour une simple rencontre. J’en suis devenue presque curieuse, » dit-elle, son souffle doux se fracassant sur son visage presque dur, neutre mais impassible. Si elle est une énième poupée, elle est une à base de kaolin, celle brûlée jusqu’à devenir trop dure pour se briser.

Prodigieux cerveau toujours en activité. Si son manque d’expérience en tant de guerre est un défaut, le jeune griffith comble par un culot à toute épreuve et une confiance en lui absolument incroyable. L’homme est persuadé de sa réussite. Il s’endort la nuit en rêvant d’or et de couronne, et se réveille aux côtés d’une magnifique reine qui ne veut qu’une chose : partager son trône. Les hommes et les femmes qui arpentent les couloirs de l’ancien château des Barlow sont tous des fidèles vassaux qui ont ployés le genou face à l’argumentaire presque sans failles du Griffith. Doué de ses mots, il est aussi doué dans l’art de la manipulation et des relations. Il sait qu’il n’y arrivera pas seul. Le prince se doit d’infiltrer chaque nation, chaque famille. Avoir un pion à chaque endroit. Rayna Belikov, Laurel Grimsrud, Diana Osanos, Amara Graylin, Gunnar K’han. Tant de personnes stratégiquement placées pour lui assurer une ascension plus facile. Alors, ce matin-là, Adonis rédige une lettre à l’intention de Jua Yinre. La cousine de l’impératrice, elle-même ! Une noble de la nation du feu, une espionne, si Adonis pouvait en croire Hana Osyris, une lambda qui a travaillé pour lui il y a de ça quelques années. Jua est un atout mais il sait que son allégeance est volage. Si il la veut à ses côtés, il devra la convaincre. Et pour ça, il doit la voir. Adonis ne peut pas travailler de la magie de ses mots sur des êtres qu’il n’a pas en face de lui. Il l’invite chez lui, fait envoyer la lettre et les jours passent.

Adonis patiente à l’abris des regards. Il a une petite dague à la ceinture, précaution que lui ont ordonnés les siens, ceux qui lui veulent du bien. Mais le brun n’est pas doué avec les armes. Son arme, c’est sa langue, et elle est aussi acérée que la dague à sa hanche. « Vous vous êtes donnés bien du mal pour une simple rencontre. J’en suis devenue presque curieuse, » souffle une jeune femme alors qu’elle s’approche de lui. Les traits typiques Yinren ne saurait tromper Adonis sur l’identité de la belle. Jua est venue. Elle n’a pas changé, à ses yeux. Le regard impassible, l’expression neutre. Déjà à l’époque, avant qu’Hana le prévienne, il aurait du se douter que sous les airs impassibles de la Yinren se cachaient une espionne. Il aurait du savoir, mais il ne cherchait pas à déceler la véritable identité d’une noble sans grande importance dans son jeu des trônes. Et pourtant, aujourd’hui, il a besoin d’elle. L’ascension de la famille Yinren est prodigieuse, en regard du mariage de la jeune Saeko à l’empereur. « Votre simple présence ici est passible de condamnation à mort, autant sur mes terres que sur celles de l’empereur. » répond le brun. Le déplacement d’une noble de l’empire des flammes en territoire ennemi seraient sans doute sujet à des questionnements de la part de l’Empire, si il venait à être connu du gouvernement. « Et pourtant vous êtes venue, Jua. Seule, qui plus est ? » Il ne voit personne d’autre, mais Adonis n’est pas assez stupide pour ne pas songer que d’autres se cachent, ailleurs, pas loin. Mais peut être est-elle effectivement seule.

Elle est si jeune, la gamine Yinren. Le teint est encore rougie au niveau des joues, et ses grands yeux ne portent pas encore la marque des années. Elle se cape d'une innocence que pourtant elle n'a pas. Dans ce monde, elle fait partie de ceux qui observent, ceux avec une envie de survie  peut-être développée, et surtout, de ceux qui seraient capable de voir le monde brûler pour protéger ceux qu'ils aiment. Et Jua, elle veut tout faire pour ne pas voir le cadavre de sa soeur. Elle ne fait confiance qu'à cette dernière, et ce sentiment est trop beau et pur pour périr définitivement. Si protéger sa soeur veut dire s'allier à d'autres, alors elle courbe l'échine, la poupée. Elle n'a pas de fierté propre, car cela lui a été enlevé par l'éducation donnée par son père. Son jeu d'échec, elle le joue en déplaçant toutes les pièces, se transformant en fou pour devenir le pion avec la plus grande capacité de mouvement. Elle n'a que faire du roi et de la reine, et sait très bien qu'elle ne pourra jamais être la tour se déployant, forte et robuste. Elle va d'avant en arrière, ses mouvements toujours sur le côté, jamais directement. Elle reste une espionne dans sa forme la plus pure, et un geste vers l'avant lui apparaît toujours comme trop définitif.
Adonis est un roi. Et Jua a traversé sa nation mère pour le retrouver. Son nom est sur toutes les bouches, sur toutes les rumeurs. Dans chaque réseau d'espion, Adonis a placé son pion, se liant à chacun pour les ramener tous vers lui. Sa maîtrise du plateau politique dans lequel il évolue favorise son ascension, et Jua est depuis longtemps intriguée par ce qu'il prépare. Et alors que la résistance se déchire entre deux camps, le Griffith propose une voie alternative qui n'est pas pour en déplaire à la jeune femme. Elle sait très bien que les connivences qu'elle entreprend désormais avec la nation de la terre ne sont pas une finalité. La politique est un art subtil, changeant comme la brise. Etre l'espionne d'Adonis lui apporterait, mais jusqu'à quand?
Pourtant, elle l’admire. Il a osé à la contacter, alors qu’il n’a que la parole d’Osyris, dont la parole peut être aussi troublé que l’esprit de la jeune femme en question. Il a osé, et c’est pour cela qu’elle est venu. Il a osé, et cela lui ouvrira peut-être la voie vers la couronne qu’il désire tant. Puisqu’il ose, puisqu’il sait ce qu’il veut. « Votre simple présence ici est passible de condamnation à mort, autant sur mes terres que sur celles de l’empereur. » Le visage de la noble se tord d’un sourire mal placé, pourtant ce n’est pas l’assurance de sa position qui lui procure ce geste. Etre espionne c’est avant tout d’accepter de prendre des risques, et de voir ceux qui payent, et ceux qui se terminent dans une rivière. Adonis est un risque qu’elle est prête à prendre. « Et pourtant vous êtes venue, Jua. Seule, qui plus est ? » Elle s’assoit, et ne quitte pas l’homme en face d’elle du regard. Elle n’est pas la seule, la gamine, et son réseau l’entoure, contacté par quelques missives plus que secrètes. Mais l’enfant sait également qu’elle ne sera pas attaqué par celui qui se veut roi. « Provoquer un incident diplomatique à cet instant ne serait pas particulièrement propice à votre mouvement. » Elle pose ses mains sur la table, élégante jeune femme à la politesse inscrite dans les veines, juste à côté des notions de mensonge et de déception. « Je vous en prie, » continue t’elle, une de ses mains trop lisses se levant pour donner la parole au Griffith, lui offrant en premier la possibilité de s’exprimer. Elle est venue pour l’écouter, et c’est ce qu’elle compte faire.

La précieuse argent s’installe en face de lui, son corps gracile trouvant sa place sur leur plateau de jeu du jour. Adonis ne quitte pas la maitresse des flammes de ses orbes dorées. Il observe, peut être pas aussi bien qu’elle, mais observe tout de même. « Provoquer un incident diplomatique à cet instant ne serait pas particulièrement propice à votre mouvement. » Un léger sourire étire les lèvres du roi en devenir, alors qu’il penche très légèrement la tête sur le coté. Oui, elle a raison, provoquer un incident diplomatique serait plus stupide que rusé. S’en prendre à un Yinren ici, alors qu’il est seul, relèverait du suicide et provoquerait la colère de sa cousine, il n’en doute pas. Et si la colère de Saeko en venait à s’abattre sur lui, elle serait supportée par celle de son époux et Adonis voulait encore profiter de ce temps d’accalmie qui semblait régner entre lui et son ancien amant. « Je vous en prie, » fait-elle en l’invitant à la parole, d’un geste de la main. Adonis se redresse un peu, la stature royale lui collant à la peau. Il aurait pu porter une couronne que ça n’aurait rien changé. Il a été élevé comme ça… non, pire, il est né comme ça. Né pour diriger, né pour inspirer. Ses mots viennent avec aise, ses propres armes là où d’autres utilisent leurs poings, leurs pouvoirs ou leurs dagues. « Je vous ai fait venir car je sais que vous n’êtes pas celle que vous prétendez être à Flamaerin. Je sais que vous êtes une espionne, et que vous avez travaillé ou travaillé toujours pour la résistance. Si mon mouvement, comme vous dites, n’est pas affilié à cette résistance, il n’empêche qu’il œuvre contre l’Empire et pour la dissolution de celui-ci. Mes aspirations sont simples : le trône de ma nation pour moi-même et la fin de la guerre. Pendant des siècles, Aksana a vécu en paix avec quatre monarques. Vingt-cinq ans d’empire ont plongé notre société dans la famine, la pauvreté, la maladie et la guerre. Je pense qu’il ne faut pas faire preuve d’une longue réflexion pour comprendre que ce que les Oshun ont imposé au reste du monde est une hérésie. » Il s’arrête, et attend. Il attend parce qu’avant de lui proposer quoi que ce soit, il veut savoir si elle est d’accord avec lui. Le prince sait comment s’exprimer, il utilise ses silences et structure sa pensée de manière claire, afin de mener le discours sur un chemin tracé à l’avance – dans sa tête – et prendre la main de son interlocuteur le long de ce sentier, afin qu’il ne se perde pas.