Isaak n’est pas de bonne humeur. En vérité, il n’est plus de bonne humeur depuis des mois. Il a cessé de s’attarder sur ces pensées pour qu’elles ne lui minent pas le moral. Il s’est verrouillé. Pour se protéger, il ne ressent plus rien. Et c’est bien mieux comme ça, il gagne en productivité et personne n’y trouve rien à redire. La porte ferme toute possibilité au flot de sentiments qui le menace de se répandre dans son être et de tout dévaster. C’est ainsi que c’est de marbre qu’il s’est levé, seul, qu’il est allé s’entraîner à sa maîtrise dans les salles d’entraînement du palais, et qu’il s’est rendu comme un automate dans la salle du trône auprès de son oncle, après avoir mandé un soigneur pour faire ses soins. Impeccable dans sa mise, le pas sûr et confiant, il ne laisse pas deviner les bandages qui nouent encore ses côtes dont plusieurs sont fêlées, ni l’attèle qui fixent correctement la jambe droite que cet orange lui a fracturée. Sa main gauche est bandée, avec une fermeté telle qu’il n’a aucune possibilité pour les remuer. Quand a son visage, plusieurs ecchymoses déforment ses traits auparavant si harmonieux. Il a souffert dans sa chair, mais il refuse qu’on le prenne en pitié. Il refuse de dire un mot sur ce qui s’est passé, quitte à laisser son agresseur filer. Il est bien trop fier pour mettre des mots sur ces deux jours qu’il a vécu comme une éternité en enfer. Et il refuse plus encore de dire ce qu’il a fait à Nahia, de peur de rendre tout ça trop réel.

Nahia, elle est là, déjà, et tombe sur lui avec la violence d’une pluie de grêles. Elle est d’une beauté tempétueuse, qu’Isaak refuse de regarder pour que son cœur ne se serre pas. Le Griffith ne laisse rien paraître. Haut, de marbre, il hausse les sourcils à son Enfin te voilà pour le moins agressif. « Bonjour à toi aussi, Nahia. » lui répond-il simplement, presque froid. « Je dois aller aux exécutions de l’après-midi. » Il a presque envie de lui rétorquer un En quoi est-ce mon problème ? d’un ton acerbe et claquant, mais il se retient et esquisse une simple moue. « Seule. » Isaak ne retient cette fois pas du tout le « Non. » qui franchit ses lèvres et vibre dans l’air, résonnant dans le long couloir de pierres dans lequel ils se trouvent. Il affronte le regard de son adiutor. Ne la lâche pas alors qu’il continue calmement. « Tu t’attendais vraiment à ce que je te laisse seule après ce qui nous est arrivé ? C’est hors de question. » La logique des choses voudrait que Nahia n’ait pas besoin de lui pour se défendre, et qu’il n’ait pas besoin d’être avec elle. Mais le cœur d’Isaak ne répondait pas à la logique. Pas en ce qui la concernait. Il sent la tension entre elle et lui, une tension qui n’existait pas jusqu’alors et qui lui donne l’impression d’avoir une autre personne en face de lui. Loin de cette jeune femme qui est venue contre lui pour lui souffler trois mots qu’il veut oublier, dans la pénombre de leur enfer, trois mots qui le hantent et dont la saveur est devenue amère. « Je t’accompagnerai. » C’est un ordre qui ne sera pas discuté. D’un coup de manton autoritaire, il lui indique d’ouvrir la marche.

Il n’aime pas la manière qu’elle a de se tendre en sa présence, à chacun de ses ordres. Il n’aime pas le souffle de rébellion qui semble avoir levé une tempête chez la jeune femme. Il se traduit dans tous ses gestes, dans la façon qu’elle a de serrer les poings ou de lever le menton. Nahia a changé. Pas seulement physiquement, non, Nahia a changé dans le plus profond de son être et Isaak, impuissant, n’a aucune idée d’où il met les pieds avec elle à présent. Il se sait fragile s’il lui avoue ce qu’elle a oublié.
Ils marchent en silence et sortent du palais pour se rendre sur les lieux de l’exécution. Isaak sent le regard de la jeune femme sur lui, mais fait comme si de rien n’était. Comme s’il n’avait pas une conscience aigüe de chacun des gestes de Nahia, de chacun de ses regards, de chacune de ses respirations. Leurs yeux s’accrochent pendant une seconde, une seconde de faiblesse, avant qu’Isaak ne se reprenne et regarde obstinément devant lui. « Pourquoi tu ne dis rien aux autres ? » Isaak ne répond rien. Parce qu’il ne veut rien répondre. S’il raconte aux autres, il avoue ses faiblesses, et Isaak ne veut pas se rompre. D’ailleurs, Nahia ne continue pas la conversation qu’elle a entamé, et c’est dans un silence imperturbable qu’ils continuent leur chemin.

Aussitôt qu’ils arrivent sur la place où va se tenir l’exécution, Nahia change d’attitude. Les regards se tournent vers le prince de la terre, mais lui ne regarde qu’elle, du coin de l’œil. Il n’aime pas comment le prisonnier accroche les yeux de la jaune. Il n’aime pas la manière qu’elle a de vouloir s’avancer vers lui. Il n’aime pas ses mots qui se tracent sur ses lèvres, interdits, des mots qu’elle lui a dits il n’y avait pas si longtemps, et qui devraient lui être réservés. Il se tend. Fait semblant de regarder ce qui se passe sur l’estrade alors qu’il n’en a cure. Ce n’est qu’un prisonnier qui a défié les lois, et qu’il a fallu remettre à sa place. C’est surtout un être qui attise sa jalousie et qu’il veut voir disparaître au plus vite, sans pour autant se l’avouer. Elle pleure. Il est partagé entre la satisfaction de voir ce mêlé mourir et la volonté de la protéger, elle, de la détresse qui l’accable. Mais Isaak Griffith ne fait rien. Il reste stoïque, immobile, incapable de faire le moindre geste vers elle qui le repousse et qui lui fait mal au cœur. Il se protège.

Mais ses protections explosent quand elle lui attrape la main pour la serrer de toutes ses forces au moment fatidique. Elle pleure, encore, puis vient cacher son visage entre les bras de son maître qui, après une seconde de surprise, les resserre autour d’elle dans un automatisme qu’il n’a pas oublié. Il la serre, pose sa joue sur le haut de sa tête, glisse subrepticement ses lèvres sur ses cheveux. Il la console comme il l’a déjà fait si souvent, il laisse toute la douceur qu’elle lui inspire s’exprimer pour la première fois depuis trop longtemps, lui chuchote que ça va aller, comme il le ferait avec une enfant. Il n’a cure de comment on le regarde. Dans son monde, à cet instant, il n’y a qu’elle qui a besoin de lui, et tous les autres sentiments qui l’accablaient quelques instants plus tôt. « Je suis là, » lui dit-il à mi-voix comme une promesse.