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Spoiler:

Je  cours entre les passants, certains s'écartent pour me laisser passer et quelques femmes se retournent pour me regarder courir parce qu'elles ont remarqué les larmes qui roulent sur mes joues. Je heurte les jambes d'un homme grand, il se pousse en me reprochant de ne pas regarder devant moi quand je fais le zouave. Ma tête est basse, je frotte mes paumes sous mes yeux pour essuyer les larmes qui tombent encore et je repars, mes petites jambes se jettent l'une devant l'autre, mes chaussures trop petites me font mal aux pieds, mes lacets sont défaits parce que maman n'a jamais voulu m'apprendre, je trébuche en marchant dessus et je tombe par terre. Mes genoux heurtent la terre sous mes pieds, je perds une godasse et mes paumes s'écrasent par terre. J'ai été surpris, mes yeux sont grands ouverts et maintenant mon menton tremble, j'ouvre la bouche et je ferme les yeux, j'éclate en sanglots en serrant mes petites mains, mes ongles sales s'enfoncent dans mes paumes, mes genoux sont écorchés, ils saignent. J'ai le cœur qui tape fort dans ma poitrine et ça gronde au-dessus de ma tête, les nuages s'épaississent et pendant que je m'époumone de chagrin, le tonnerre rouspète, un éclair danse entre les nuages et un deuxième s'abat contre la vitrine d'un commerçant. Les passants sursautent, quelques-uns hurlent et partent, la pluie commence à tomber et j'ouvre les yeux. Je gémis encore un peu mon chagrin, j'halète et j'ai le hoquet. Je frotte mon menton dégoulinant de larmes avec la manche de mon pull pendant que je balade mes yeux sur la devanture du magasin. La vitre de la vitrine s'est brisée, tous les morceaux de verre sont par terre et les femmes s'écartent pour ne pas mettre leurs chaussures à talons dedans.
On me montre du doigt, quelques personnes me hurlent dessus, maman aussi me hurle dessus quand elle m'en veux. Et eux, que me reprochent-ils ? Je me relève, le sang de mes genoux tâche mon pantalon que je garde sur les fesses grâce à des bretelles mais ma ceinture est trop longue et elle pendouille devant ma braguette. Je me retourne et je me cogne dans les jambes d'un homme qui m'agrippe le pull, je secoue les bras et je tape des pieds pour qu'on me laisse tranquille, je recommence à hurler et au-dessus de nous le ciel gémit aussi, ça gronde et ça pète entre les nuages mais il ne me lâche pas. Je tire sur mon gros pull en laine, ça étire mon col qui baille à cause de lui, il est en train de défaire les tricots de mon vêtement. Il se penche au-dessus de moi et il m'attrape par le bras, il tire tellement fort que j'ai mal à l'épaule. Mes yeux se remplissent de larmes, ça dévale sur mes joues dodues. Je tourne la tête, ils me regardent tous comme si j'étais une bête monstrueuse, maman aussi trouve que j'en suis une. Mais aujourd'hui ce qu'on me reproche, c'est cette trace jaune s'étalent sur mon avant-bras.

J'ai hurlé quand ils m'ont arraché à ma mère, j'ai pas beaucoup de souvenirs avec elle mais elle était dans tous ceux que j'avais. Pourquoi ne puis-je pas rester avec elle ? Je vais être plus sage, je vais être plus gentil aussi. Qu'est-ce qu'on me reproche ? J'étais trop petit et j'ai pas compris.

J'ai un toit au-dessus de ma tête, des murs autour de moi, je n'ai plus froid mais il ne fait pas chaud alors je continue de porter mon gros pull, c'est maman qui l'a fait. J'ai envie de m'en vanter mais je garde les dents serrées et mes sourcils se froncent quand ils me parlent, il n'y en a que deux ou trois, les autres petits garçons ne me regardent même pas et les petites filles sont vraiment petites, pensais-je en regardant une blondinette qui me passe à côté. Mes doigts agrippent ma laine, j'ai peur, et eux ?

J'étais un gamin peureux il y a onze ans, j'avais encore quelque chose à perdre. Mais maintenant ? Je ne suis plus attaché à ma vie, pensais-je en fermant mon bouquin. Je vais devenir un adiutor aujourd'hui, j'ai détesté ce jour pendant des années mais maintenant qu'il est là, il m'indiffère. Comment cela puisse être pire ? Comment puis-je me faire encore surprendre ? Ce livre n'est pas à moi, je l'ai piqué à quelqu'un tout à l'heure alors, je le laisse là et je m'en vais sans lui.

Michail Belikov ? Je ne sais pas à quoi je m'attendais mais pas à ça. Je relève un peu le menton pour voir les yeux de cet homme, la couleur me transcende, j'avale péniblement ma salive en détournant les yeux et je tourne la tête, ça a toujours été plus facile de fuir, quand j'étais petit je courais vite. Sa main se lève et la mienne aussi, nos paumes se touchent, je serre sa main. J'allais écarter mes doigts de sa peau mais c'est pas terminé, pas encore. Nos deux corps se heurtent, j'effleure à peine son dos et mes poings se serrent, je ferme les yeux si forts que j'ai mal aux paupières. Il y a des frissons qui me bouffent le dos, de la nuque jusqu'aux reins. Quand j'ouvre les yeux, ma bouche s'ouvre aussi et j'échappe un soupir en regardant par-dessus son épaule, mon corps tremble, je suis à lui maintenant. Et je me suis répété cette phrase tous les jours après celui-ci.

Il a volé mon premier baiser et tous ceux d'après mais ça n'a jamais été de l'amour, c'était l'éreintante passion de deux âmes qui sont sœurs, une fusion karmique fiévreuse et dangereuse.
Des torrents de pluie tapent sur les carreaux, les nuages s'entassent au-dessus de Volastar et les éclairs éventrent le ciel en grondant. Cette nuit est éprouvante pour mon corps.

C'était la première fois.

« Donne quand même de tes nouvelles. Et reviens me voir à l’occasion. » Dit-il. Alors nous ne sommes qu'une occasion de nous recroiser un jour, peut-être ? L'intérieur de moi s'effrite, je me rappelle des hurlements déchirants que j'ai poussés quand on m'a séparé de ma mère, j'avais l'air d'une bête mourante. Et maintenant, de quoi j'ai l'air ? Mes yeux se vident, je laisse tout mon amour-propre et toute la dévotion qui m'habite ici.

J'ai passé la nuit dehors et les suivantes aussi, je marche pendant que mes jambes peuvent encore me porter, j'ai quitté Volastar et j'ai rejoint Dierinung. J'y suis enfin et heureusement, je n'ose plus regarder l'état de mes pieds depuis des jours, la dernière fois mes orteils saignaient encore et quand j'arrête de marcher j'ai des coups de jus qui saisissent mes mollets alors je remets un pied devant l'autre, j'accélère, je retire mes mains de mes poches et je cours. Tout droit, il n'y a plus rien. J'y arrive, je saute quand j'atteins le rebord de la falaise et mon corps tombe dans le vide. Je ne regarde pas en bas, mes lèvres s'entrouvrent et j'avale toute l'air que je peux avant de tomber dans l'eau. Je m'enfonce à quelques mètres mais mon corps est attiré par la surface, il remonte et je sors la tête de l'eau. Je dégage mes cheveux en arrière et j'ouvre la bouche pour recracher l'air qui était en train d'obstruer ma gorge. Alors c'est tout ? Vais-je ne plus jamais me sentir vivant ? Me mettre en danger n'arrive plus à suffire maintenant que j'ai trompé l'adrénaline avec Michail Belikov.


- Maman ?

Est-ce vraiment elle ? Je ne sais pas reconnaître la silhouette qui apparaît derrière la porte, combien de temps suis-je parti ? La dernière fois que j'ai regardé ma mère, j'avais seulement sept ans, j'ai vingt ans de plus maintenant. Et la femme que j'ai devant moi secoue la tête, ai-je beaucoup changé ? Elle referme la porte et me laisse dehors. Je répète “maman” et je crie plus fort “maman” en cognant ma main dans la porte mais elle ne s'ouvre plus. Pendant que mes doigts heurtent la porte, j'ai l'impression de pouvoir encore entendre le petit garçon que j'étais quand on m'a emmené, il a appelé sa mère, il a espéré qu'elle le retienne.
L'électricité passe entre mes doigts, j'éloigne mes mains de la porte et je recule en ouvrant les mains pour voir mes paumes, c'est revenu ? Encore un coup de jus, mes doigts tremblent, je ferme les poings. Les coups de jus remontent jusqu'à mes coudes, je m'accroupis puis m'agenouille en pliant mes bras contre mon ventre pour que ça s'arrête.

Je ne contrôle plus rien, j'ai besoin de ma moitié pensais-je. Mais le temps a passé et il n'est pas revenu. Est-ce qu'il s'enferme bien à l'abri dans sa grande baraque avec le vent qui soupir au-dessus de son toit, faisant frémir les volets ? Goût amer au fond de la gorge, amertume qui m'alourdit le cœur et les entrailles.
Je porte un élégant manteau, j'ai pu me l'acheter avec l'argent de quelqu'un. Qui ? Je ne sais déjà plus, mais c'est ce que je préfère, l'art de piquer sans me faire prendre. Mon épaule heurte celle d'une femme, la bretelle de son sac à main tombe de son bras et tout s'éparpille par terre. Je dois m'excuser, je lui demande si elle veut de l'aide en ponctuant ma question d'un sourire enjôleur et  pendant qu'elle me regarde, je ramasse l'argent qui traine. Il suffit de quelques secondes, moins de cinq pour que je puisse à chaque fois récupérer ce que je convoite.
Les manteaux que les hommes tiennent du bout des doigts par-dessus l'épaule, c'est encore plus facile de plonger ma main dans la poche pour voler le portefeuille dont je me débarrasse après l'avoir dépouillé.