Elle était installée sur le large appui de fenêtre de la chambre d’Aedan. Elle avait toujours aimé s’y réfugier parce que la vue était agréable et portait loin. Au-delà du jardin, elle entrapercevait les toits de la ville et l’enceinte qui cernait celle-ci. Ça n’était certes pas la pièce au plus beau panorama – les visites du garçon, après tout, étaient espacées et on préférait réserver les chambres libres dans les étages supérieurs aux gens de passage – mais Maleah y associait tant de souvenirs qu’elle se fichait de ne pas être au meilleur endroit. Et puis, en haut, elle n’y allait plus qu’une fois par jour, pour y changer les arrangements floraux qu’elle y avait installés dans l’espoir de réduire les relents de la mort qui y planaient. Le vieux maitre de l’air avait atteint un stade où tout son corps s’était rigidifié et si l’odeur nauséabonde qu’il dégageait au début s’était atténuée, elle persistait à coller partout, ou du moins Maleah en avait-elle l’impression. Elle était dans le matelas et les draps, évidemment, mais aussi sur les murs et imprégnée dans les meubles. Elle était simplement soulagée que le parfum fétide se cantonne à l’étage du vieil homme et qu’elle ne planait plus au rez-de-chaussée et aux étages inférieurs – où se trouvait d’ailleurs la chambre d’Aedan.
L’esclave était penchée sur un tissu pâle qu’elle tâchait de repriser, tant bien que mal, mais les travaux de coutures n’avaient jamais été son fort, elle n’avait ni la patience ni le talent de sa mère pour raccommoder ses vêtements. Et, bien trop souvent à son goût, il lui arrivait de pousser trop fort et de se piquer le doigt. Comme à cet instant-là :
- Aïe ! lâcha-t-elle en portant son pouce à ses lèvres pour en sucer le sang qui perlait.
La douleur était vive mais passerait vite, elle le savait. Cela la découragea cependant de continuer. Après tout, pourquoi se fatiguait-elle ? Qui se souciait désormais de l’état de sa garde-robe ? Qui trouverait offensant de lui découvrir une couture mal reformée ? Personne. Personne ne s’en souciait comme personne ne s’était plus soucié du vieil homme à qui appartenait la propriété. Elle avait cru qu’elle devrait trouver des parades pour écarter les curieux mais les visites étaient rares et personne n’insistait jamais pour voir l’ancêtre quand Maleah leur annonçait qu’il était souffrant. Un euphémisme, si l’on voyait l’état de détérioration du corps, dans le lit, à l’étage. Et, rapidement, la jeune humaine s’était faite à cette vie solitaire où elle n’avait à s’occuper de personne sinon d’elle-même – ce qui revenait à peu de choses. Elle mangeait peu, se servait dans le verger et le potager du domaine et cuisinait des plats simples, sans saveurs. Elle n’abusait que lorsqu’elle prenait un bain dans l’une des larges baignoires de la salle de bain, dont l’eau lui coulait délicieusement sur la peau et dans laquelle elle s’immergeait volontiers pendant de longues heures, jusqu’à ce que sa peau fripée et l’eau tiédie la poussent à sortir et à s’envelopper d’une large étoffe douce et rassurante. Elle ne pouvait pas vraiment dire si l’ennui s’était déjà inscrit dans son quotidien mais une chose était certaine : elle ne pensait pas pouvoir s’habituer un jour à l’oisiveté que lui avait apporté sa liberté.
Elle songeait à abandonner sa tâche inutile, suçotant toujours son pouce endolori, lorsqu’un mouvement furtif attira son attention. Là-bas, au détour d’un sentier, il lui avait semblé voir bouger quelque chose… ou quelqu’un. Instantanément, elle se raidit et chercha un autre indice d’une présence étrangère mais, si intrus il y avait, il pouvait très bien avoir déjà atteint la porte qui menait au grand hall. Préférant ne pas prendre de risque, Maleah abandonna son ouvrage sur l’appui de fenêtre en pierre et quitta la chambre sans émettre le moindre son, avec l’agilité et la souplesse d’un chat errant. Rasant les murs, l’oreille tendue, elle se dirigea vers le large escalier et jeta un coup d’œil en contrebas où, à n’en pas douter, elle entrevit une ombre, sans pouvoir en découvrir le propriétaire. Son cœur se mit à battre la chamade : était-ce un voleur ? un invité qui n’avait pas obtenu de réponse et s’était permis d’entrer ? Quelle que soit l’identité de celui-ci, Maleah jugea que sa seule issue était de l’éconduire ou de le confronter. Elle n’était pas armée mais elle pourrait peut-être faire détaler l’intrus si elle prétendait appeler quelqu’un au secours. Et si c’était un proche de l’entourage du vieux maitre ou d’Aedan, elle pourrait toujours lui mentir – même si elle le faisait avec grande difficulté – en déclarant son maitre trop faible pour rencontrer qui que ce soit. Après tout, jusqu’à présent, cela avait plutôt bien marché. Prenant une profonde inspiration, Maleah se redressa pour se donner plus d’aplomb et entreprit de descendre les marches comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, une main sur la rampe et s’arrêta à mi-hauteur de l’escalier en spirale lorsqu’elle découvrit la silhouette du garçon qui s’était introduit dans la propriété sans s’annoncer.