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Interdiction de quitter le palais de Greenstall. Arthur Griffith n’aurait pu être plus clair dans ses propos, pourtant, jamais n’avait-elle autant eu le désir de s’opposer à son beau-père, et à son roi. Tous les habitants d’Eartanaera participait à l’effort de guerre. Son propre époux, héritier de la couronne de granit, se battaient au côté de son peuple pour défendre leurs terres. Mais en tant que femme, sa place n’était pas sur les champs de bataille, semblait-il. Un véritable affront à ses talents, ses compétences. La terre grondait à l’intérieur d’elle, ne demandait qu’à prendre part à l’action. Un besoin qui se mua en nécessité, lui serrant les trippes et troublant son sommeil déjà léger. S’aventurant dans les dédales du château, elle se glissa dans la chambre de ses deux enfants, qui dormaient à poings fermés. Sa belle Ariane, sa petite princesse paisible qui ressemblait à un ange et qu’elle n’osa pas déranger. Son petit Eros, dont elle alla caresser la chevelure bouclée avant d’en embrasser le front afin de calmer ses alitements nocturnes. C’est pour eux qu’elle braverait les ordres du Griffith. Pour leur offrir un avenir sans guerre, sans tracas. Une vie meilleure. Aux petits matins, elle quitterait Greenstall pour rejoindre Thomas à la guerre, apportant du renfort aux hommes qui se battaient depuis plusieurs jours. Une vingtaine de soldats avaient acceptés de la suivre, ainsi que l’officier chargé de ses entrainements, complice de sa fuite. Elle ne pouvait tolérer de rester dans l’inaction plus longtemps. Elle aimait Eartenera, et elle se battrait jusqu’à la mort pour cette nation s’il le fallait.

Son regard s’embrouille et les larmes perlent au coin de ses yeux ambrés. Elle ne parvient même plus à lire les quelques mots griffonnés sur le parchemin qu’elle serre fermement entre ses mains tremblantes. Cette impression de manque immense qui s’empare d’elle, cette impuissance face à la fatalité de la vie qui lui arrache une part d’elle-même, comme si la terre sous ses pieds se rompait pour l’engloutir de son obscurité. Isaiah est mort. Elle pourrait se le répéter des centaines de fois sans jamais en comprendre le réel sens. Ses neurones se refusent à faire les connexions nécessaires afin que son cerveau réalise la véritable portée de ses mots. Pourtant, son cœur saigne et sa respiration s’emballe, l’affolement prenant possession de son corps, de son âme. Les caresses des mains de son époux sur ses épaules ne lui apportent pas le réconfort nécessaire pour faire face à l’horrible vérité. Isaiah est mort. Les larmes glissent le long de ses joues et viennent brouiller l’encre sur le papier qu’elle chiffonne entre ses doigts. Ses lèvres s’entrouvrent mais il n’y a aucun mot assez fort pour décrire les émotions qui font rage en elle. C’est un cri d’agonie qu’il s’en échappe, un appel de détresse d’une âme en peine, d’une mère qui vient de perdre son enfant, qui vit, avec horreur, l'inimaginable. Elle chante sa plainte comme les sirènes le font pour charmer les matelots, un chant sinistre, d’une tristesse infiniment grande.  Puis, le silence. Le vide. Il n’y a que les sanglots qui remuent son être pour briser cette quiétude au gout d’amertume. Les bras puissants de Thomas s’enroulent autour d’elle pour éviter qu’elle ne s’abime, qu’elle ne se fracture en mille morceaux et il la berce tout contre lui avec une tendresse qu'il ne réserve qu'à elle, unis dans cette épreuve qu'aucun parent ne devrait avoir à surmonter.

Il l’avait fait. Loras Harlaw avait plié genou et prêté allégeance à son époux et à elle-même, à leur couple et à la couronne d’Eartanaera en échange de sa liberté. Un bien maigre sacrifice pour récupérer son indépendance. Redevenu un homme libre, il se trouvait désormais à la tête d’une armée et dans une position plus qu’avantageuse, le rendant presque intouchable. Jamais il ne parviendrait à faire l’unanimité auprès de ces hommes, vu ces antécédents, mais s’il y avait quelqu’un qui pouvait survivre à de tels provocations sans courber l’échine, c’était bien lui. Thomas les avait quittés dès lors le serment prononcé, laissant Juliette et le nouveau capitaine seuls dans la salle du trône. S’avançant vers l’homme, toujours un genou posé en terre, elle s’arrêta à quelques centimètres de ce dernier, le surplombant de toute sa prestance royale. – Relève-toi, Loras. – lui intima-t-elle d’un ton autoritaire, et il s’exécuta. Et même si, de par sa corpulence, il la dépassait d’une bonne tête, le rapport de force resta inchangé. Elle était celle qui tenait les rênes, elle l’avait toujours été. – Je savais que vous étiez un homme intelligent. – le félicita-t-elle. Il avait fait le choix le plus censé, et il lui en serait jamais reconnaissant de l’avoir ainsi tiré d’une position plus que fâcheuse. Quel gaspillage de talents ça aurait été, d’ainsi se priver de la main armée qu’était le Harlaw. Thomas avait été difficile à convaincre, mais il avait dû, lui aussi, se rendre à l’évidence : Loras se relevait être un atout de taille contre Flamaerin, ayant servit pendant plusieurs années la famille impériale, tout comme elle. – C’est aux ordres du roi Thomas que vous devrez répondre, évidemment – commença-t-elle, - mais n’oubliez jamais à qui vous devez vraiment votre liberté. – Encore une fois, elle lui ouvrait les portes d’une nouvelle vie. Il était cependant impossible de savoir lequel des deux avaient vraiment le plus besoin de l’autre. Car en lui offrant sa liberté, Juliette assurait ses propres arrières, gagnant la loyauté d’un homme prêt à tout pour elle.

Son corps tressaille et se raidit lorsqu’elle entend l’écho de cette gifle se répercuter sur les murs du château de Greenstall. Impassible en apparence, elle ne peut toutefois s’empêcher de détourner le regard de cette scène, afin de ne pas rencontrer celui tout aussi ambré de son fils, incapable de tolérer ne serait-ce que l’idée de ce qu’elle pourrait y voir. Elle n’y trouverait qu’animosité et haine, et elle le sait. Le père et le fils se confrontent et se déchirent dans cette quête de pouvoir, dans l’ultime but de s'approprier la couronne de granit. Oh qu’elle l’a maudit, en cet instant précis.
Le diadème qu’elle porte lui brûle le bout des doigts, lorsqu’elle la retire de sa chevelure, se délestant de cette parure royale avec une aversion, un dédain profond. La reine s’est refusée d’assister plus longtemps à ce spectacle douloureux, quittant d’un geste prématuré ce cauchemar qu’elle ne parvient plus à effacer de sa mémoire. Elle n’est pas sans savoir le sort que réserve Thomas à son impétueux fils, et son cœur se serre à cette simple idée qu’il ait eu l’audace de lui faire cet affront. Qu’importe qu’il soit un félon, un traitre. Tant et aussi longtemps qu’elle vivra, jamais ne cautionnera-t-elle la mise à mort d’Adonis. Jamais.
Une main s’agrippe à son bras, la forçant à se retourner pour faire face à Thomas. Son mari, son amour, son roi. Il la fixe avec une irritation certaine au fond de ses iris argentés. L’amour qu’elle pouvait y lire, auparavant, a laissé sa place à cette vive étincelle que le pouvoir suscite en lui. Un pouvoir qui ne cesse de s’immiscer entre eux, comme une amante maudite qui tente de lui arracher ces dernières parcelles de bonheur en sa compagnie.  – Une reine ne doit jamais montrer ses failles, Juliette. Je ne cautionnerais pas un tel comportement de ta part ! – qu'il fustige,  d'un ton autoritaire, si arrogant qu'elle sent les ongles s'enfoncer dans le creux de sa main. S’arrachant à l’emprise de son époux d'un geste brusque, la femme braque l’ambrée de son regard dans celui de son opposé, de son égal, qu’importe ce qu’il en pense et ce qu’il croit. – Et je ne tolérerai pas que tu condamnes ton propre fils à une mort certaine. – Elle s’impose, la Griffith, elle rugit telle une lionne prête à défendre ses petits. La chair de leur chair, le fruit même de leur amour, l'enfant né au début d'un paix qui fut pourtant éphémère. – Souviens-toi, Thomas. Souviens-toi du sort réservé à la dernière personne qui a osé toucher à l’un de mes enfants ! – Elle lui crache au visage cette vérité avec un calme olympien, et une douceur qui contraste avec la violence de ses propos. Oleg Valaeris avait payé de sa vie, unique responsable d’avoir enlevé la sienne à son plus jeune fils, encore dans l’âge de l’innocence. Isaiah, son dernier né, qui n’avait jamais pu atteindre la fin de sa dix-neuvième année. L'homme soutient son regard, mais elle ne vacille pas. Elle lui tient tête, fièrement, avec cette même fougue qui habite son fils. Las, le roi tourne finalement les talons pour s’éloigner, sa posture témoignant de toute la frustration qui l’habite. Juliette le regarde s'éloigner, toujours aussi droite et maître d'elle-même, digne de ce qu'impose sa position, son rang. Mais dès le moment où la silhouette de l'homme disparaît de sa vue, son corps s’affaisse et un soupir affligé filtre au travers de ses lèvres. Elle n'en peut plus de supporter cette guerre qui sévit au sein même de leur famille, et qui oppose père et fils dans une bataille qu’elle sait sans issue. Coincée entre le mari et l’enfant qu’elle ne parviendra jamais à réconcilier, entre son cœur et sa chair, entre l’amour d’une femme pour l’homme qu’elle aime, et celui qu’elle réserve à ses enfants. Un dilemme impossible, une question à laquelle il n'existe pas de bonne réponse. Adonis est mon meilleur espoir, lui avait-il, un jour. Des mots lointain, datant d'une autre époque, d'un autre temps. Des paroles qui, aujourd'hui, ne veulent plus rien dire.