Le Ravenscar était de retour depuis seulement quelques heures mais il avait déjà cessé de compter le nombre d’étreintes de franche camaraderie qu’il avait reçu. C’était si bon, d’être de retour. D’être enfin chez soi. A la faveur de la solitude, l’impétueux avait oublié les joies de la communauté, l’appartenance à un clan, le bonheur d’être apprécié. Abandonné au silence le plus impénétrable, confiné dans le monde hermétique de la forêt, Kaz avait alors mesuré l’étendue de sa perte. Il n’avait compris la valeur de ce qu’il avait perdu qu’une fois que ce doré passé avait été bel et bien rejeté derrière lui. L’impitoyable sens de la vie. L’existence dorée et fastueuse, les fêtes et les bals, l’amitié et les conquêtes amoureuses. Un doux fleuve tranquille qui s’était retrouvé brutalement bouleversé après la trahison perfide dont il était à l’origine. Parce que ses maux, il en était le seul responsable. Le seul à blâmer. Le seul fautif. Le désir de croquer le fruit défendu avait été plus fort que la raison. Comme toujours. Il avait désiré la Vasara dès que ses bruns bleus s’étaient posés sur elle. Il avait été obsédé par sa silhouette sculpturale lorsqu’on lui avait interdit de poser ses mains avides sur elle. Le chasseur avait toujours désiré ce qu’il ne pouvait avoir, persuadé que la terrible Chance était de son côté et le serait toujours. Mais cette fois, il avait eu tort. Il s’était trompé. Jusqu’à ce moment-là, sa vie avait été un véritable rêve. Gamin de la plus basse extraction, il avait pourtant eu la chance de grandir dans un monde merveilleux grâce à l’accueil de Thomas Griffith, le roi sans couronne. Kaz avait alors été élevé par les K’han et avait bénéficié de tous les privilèges possibles. Mais la faveur avait subitement tourné. En sa défaveur. Occuper ses nuits avec la sublime enfant de l’air avait été un affront, fait à celui qui était devenu son frère. Gunnar K’han, son aîné, son allié, son ami. Et lorsque sa trahison avait été rendue publique, le Ravenscar avait alors réalisé l’ampleur de sa faute. Banni, exilé, rejeté, son nom était devenu synonyme de disgrâce. Interdiction de s’approcher de Greenstall, obligation de vivre dans une autarcie parfaite. Un véritable cauchemar qui avait failli le rendre fou, lui faire perdre la raison. Le vindicatif ferma les yeux, alors qu’il errait dans les couloirs de ce qui avait toujours été sa demeure, afin d’oublier ces sombres pensées qui ne cessaient de le tourmenter. Tiraillé entre l’obscurité et la lumière, l’humeur du maître changeait rapidement, au gré de ses idées. La vision d’Adonis illuminait son visage à travers un immense sourire. Le souvenir de ces mois passés loin de tout fermait son beau visage aux traits altiers. Au détour d’un couloir, le brun se retrouva face à la sublime créature qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de croiser. Elle aussi faisait partie de sa famille. « Iz ! » Grand rire franc et joyeux qui ne faisait que confirmer son appartenance à cette famille d’adoption. La plupart des Griffith et des K’han lui étaient bien plus chers que son propre sang. Ils étaient les siens, ceux pour qui il était prêt à se battre jusqu’à son dernier souffle. Autrefois pupille de la nation, le Ravenscar était cependant revenu avec une loyauté toute différente. Il adulait autrefois le patriarche Griffith. Mais après ce que ce dernier lui avait fait subir, Kaz avait ployé le genou devant son précieux Adonis. « Alors princesse, je t’ai manqué ? J’espère que tu n’as fais que pleurer durant mon absence, même si je pourrais te comprendre. Ne plus avoir ma beauté suprême et mon humilité pour éclaircir tes journées, ça devait être sacrément difficile pour toi. »

« Tu m’aurais presque manqué. » La Déesse se retira de cette étreinte affectueuse dont il l’avait gratifiée, quelques instants auparavant. Ce n’était ni un rejet, ni une gêne. Mais plutôt une précaution. Parce que les murmures se répandaient à la vitesse de la lumière, entre les murs du palais des Griffith. Kaz en avait été plusieurs fois la victime mais l’impétueux maître s’en fichait pas mal. Les racontars n’avaient aucune prise sur lui. Et puis, le brun aimait être sous la lumière, au centre des attentions. Cela lui donnait l’impression d’exister, de compter. Parce que malgré cette assurance suffisante dont il faisait sans cesse preuve, il était toujours ce petit garçon de la forêt, ce petit sauvage, cette pièce rapportée dans la cour des grands. Il était un bronze de la plus basse des extractions, appartenant à une dynastie dévastée et presque oubliée. Alors évoluer parmi les Griffith et les K’han l’avait rendu imbu, lui avait donné l’impression d’appartenir à ce monde doré. La réalité s’était pourtant bientôt rappelée à lui. Lui avait rappelé d’où il venait, qui il était. Parce qu’il avait failli l’oublier, l’amant maudit. Failli oublier que c’était un sang miséreux qui coulait dans ses veines et qu’il n’était qu’un pion, aisément remplaçable. Il n’était ni Gunnar, ni Adonis. Il ne comptait pas. Pas vraiment, en tout cas. Pas comme ceux avec qui il avait partagé ses jours et ses nuits. Son enfance, son adolescence, le début manqué de sa vie adulte. « J’ai évidemment pleuré ton absence chaque jour, chaque minute de ma vie. Plus rien n’avait de goût sans toi. Ma vie était si fade. » Un grand éclat de rire s’échappa de sa cage thoracique, remplit tout l’espace autour d’eux. Parce qu’il avait toujours été jovial, boute-en-train, prêt à amener de l’animation lors des moments les plus mornes. Le grand arsenal pour cacher les lacunes de son être, les failles de son âme, les tourments de son cœur. Kaz agissait comme si le monde était à ses pieds, comme s’il méritait tout ce qui lui arrivait. Mais une petite voix, à l’intérieur de lui, ne cessait de remettre tout cela en question. Ne cessait de se questionner à propos de ces prétentions qu’il jugeait légitime, lorsqu’il se mentait à lui-même. Mais en vérité, il n’était qu’une petite chose apeurée, terriblement effrayée à l’idée que l’on puisse lui reprendre tous ces beaux atours dont il jouissait désormais. Peur qu’on le reconnaisse pour celui qu’il était réellement. Pour cet homme au sourire ravageur, incapable de grandir ou de faire preuve de maturité. Parce que tout ce qu’il possédait réellement, c’était son talent dans l’art de la guerre et sa facilité à damner les plus belles créatures de l’Empire. « J’étais certain que tu avais toujours eu un petit truc pour moi ! » Se cacher derrière un masque sympathique, toujours dans la dérision. Sa protection – futile – à lui. Sa carapace pour dissimuler les traits plus timides de son être. « Ne refais plus jamais ça. » Le Ravenscar glissa une mèche rebelle derrière l’oreille de la divine princesse. Parler de ce qu’il ressentait réellement, il en était incapable. Ce simple petit geste était la seule chose qu’il pouvait lui offrir, pour lui dire à quel point ce qu’elle ressentait était partagée. Izolda lui avait terriblement manqué. Elle était sa sœur, en quelque sorte. Sa petite précieuse sur laquelle il aimait à veiller. Il était diablement heureux d’être de retour ici. Dans cet endroit qu’il considérait comme sa maison. « Je ne peux rien me promettre. Tu me connais, on ne m’appelle pas Kaz l’Imprévisible pour rien. » Parce que s’il était question d’une nouvelle créature magnifique dans l’équation, il était pratiquement certain de ne pas savoir résister à ses charmes. Collectionner les conquêtes le faisait se sentir jeune, comme si le temps n’avait pas de prise sur lui. Comme s’il avait vingt ans, encore et toujours. Il résistait à l’attraction d’être un adulte et se renfermait dans le rôle du garnement séducteur à outrance. Pourtant, il n’était pas dénué de qualités, le chasseur. Il était loyal, protecteur et prévenant pour ceux qui le connaissaient réellement. Il était plus que ce qu’il voulait bien laisser paraître. Il avait une âme et même un cœur. Mais ces deux entités fantasmatiques n’avaient jamais été séduites, comblées. N’étaient jamais tombées amoureuses. « J’ai appris pour Adonis et pour toi. Mes félicitations ? » Il laissa sa question en suspens, ne désirait pas se prendre les pieds dans le tapis et se mettre à dos la sculpturale brune. Parce que s’il était l’allié le plus fidèle du prince de la terre, il n’en était pas moins le bouclier de la belle Izolda.

« Il faut dire que j’ai bien trop essayé de le cacher mais cela m’est bien trop difficile à présent. » Et leurs rires qui se mêlèrent et s’envolèrent ensemble. Complices. Frère et sœur malgré leur sang qui différait infiniment. Elle était une princesse, une Griffith, une enfant de Greenstall. Alors que lui n’était rien d’autre qu’une pièce rapportée. Un simple sauvage, un enfant des bois nommé pupille de la nation pour la gloire personnelle du roi sans couronne. Mais contre toute attente, ces deux opposés s’étaient rapprochés. Liés étroitement. Et bien sûr que la divine Izolda était sa petite sœur. Mais en grandissant, elle était aussi devenue cette femme qu’il désirait. Mais qui jamais ne l’avait laissé pénétrer entre ses draps. Et elle avait bien fait. Parce qu’une fois les ardeurs primitives du Ravenscar comblées, les problèmes apparaissaient par dizaines. « Soit prévisible à Greenstall, tu seras bien aimable. » Petit ricanement alors que la belle et lui avançaient côte à côte. Comme autrefois. Comme lorsqu’il avait l’impression d’être à sa place parmi le sang le plus noble de la nation de la terre. Enfant de rien, il s’était senti prince, l’espace de quelques années. Avait cru que le vent tournait en sa faveur et que toutes ses belles prétentions allaient pouvoir se réaliser. Qu’il allait être porté à l’égal de ces frères qu’il adulait : Adonis, Eros ou Gunnar. Mais la réalité l’avait rattrapé. Et l’avait châtié pour ces prétentions. Terriblement. Le bannissement sans compromission. Son nom traîné dans la poussière. Les regards mauvais qui se tournaient désormais sur lui. Alors qu’autrefois, ils étaient envieux. Jaloux de cet enfant de rien qui s’était hissé parmi les hautes sphères de la société. « Et bien oui, je suppose que les félicitations sont de rigueur. C’était une décision de ma part, le choix le plus logique à faire. » Le ténébreux acquiesça. Adonis et Izolda avait toujours partagé une connexion particulière. Alors cela ne le surprenait pas outre mesure, que ces deux-là aient décidé d’unir leur destin. En vérité, il était plutôt heureux pour eux. Parce que si l’union forcée était toujours un cauchemar, ils avaient réussi à contourner cela pour la rendre plus bienveillante. Quant à l’insouciant, il n’était pas assez important pour être digne d’un mariage convenu. Et cela l’arrangeait. Ainsi, ses envies frivoles et sa propension à multiplier les femmes seraient intactes. Il continuerait à être ce qu’il avait toujours été : un collectionneur. Un homme sans cœur qui oubliait ses démons entre les cuisses des femmes. Une différente pour chaque nuit. Aucune n’avait su le retenir. Ni ne le pourrait jamais, en vérité. Parce qu’il était un électron libre qui n’aimait guère les cages proposées par le système marital. « Bien que mon père se refusait à l’avouer, je sais qu’il allait me fiancer à un maître de la terre mais je ne voulais épouser un inconnu. » Nouvel acquiescement silencieux. Il comprenait la sublime bien que jamais il n’ait connu une situation semblable. Puisqu’il n’était rien pour personne, Kaz avait toujours été libre d’agir à sa guise. Et c’était pour cela qu’il avait transgressé la seule règle étiquetée par Gunnar. Parce qu’il ne savait obéir aux ordres. Parce qu’il ne pouvait accepter de vivre dans quelque carcan que ce soit. « Tu as bien fais. Vous avez bien fait. Et je suis certain que vous serez heureux ensemble. » Ou du moins, il l’espérait. « Et que bientôt, je serais le tonton de petits garnements qui vous empêcheront de dormir la nuit ! »