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Les meubles dorés des Lesnichy paraissaient inchangés. C’était comme si un temps passé s’était arrêté, impassible aux éléments extérieurs. Toute vie avait été arraché de cette demeure qui voyait autrefois des enfants courir entre ses murs, des amitiés se former. Des hommes étaient arrivés, avaient chassé hommes, femmes et enfants. Tandis que la jeune Tamar, alors enfant, parcourait le bois usé du buffet du salon, elle se surprit à contempler le silence. Elle avait compris qu’ils n’auraient jamais dû rencontrer un tel silence. C’était la première fois qu’elle mettait des images sur ce lieu dont sa mère lui avait tant parlé, leur seule espoir, les appartements du reste des Lesnichy à Volastar. Elle n’avait aucun mal à imaginer les rires, les larmes et les cris qui avaient pu résonner sur les murs. A ses yeux, ce n’était qu’un lieu comme les autres, mais la réaction de sa maman lorsqu’elle découvrit la maison vide, exterminée de tous ses membres, la força à quelque peu reconsidérer les choses. Elle se refusait de la voir souffrir alors elle entreprit de se balader. Tout le monde était bien trop occupé pour s’apercevoir de son absence. Alors elle suivit les traces de sang et remarqua qu’elles étaient de plus en plus nombreuses au fil de son avancée. Les corps desquels provenait tout ce sang avaient été enlevé, mais Tamar n’avait aucun mal à deviner leur emplacement. Ca l’amusait presque, de tenter d’identifier le nombre exact de personnes qui avaient autrefois touché ces murs comme elle le faisait actuellement. Sa main droite à plat sur une porte en bois, elle se demanda si ce n’était pas piétiner des lieux sacrés que de s’aventurer jusque dans la chambre qu’elle devina derrière la porte. Puis elle se souvint que la mort n’était pas chose à craindre, que c’était un processus naturel et qu’elle se fichait bien de ce que pouvaient penser les morts. Elle exerça délicatement une pression sur sa main et fut stupéfaite par la beauté des lieux. Cette pièce représentait tout ce qu’elle aurait voulu avoir, un lieu rien qu’à elle, avec des bibelots de partout. Elle n’aimait pas se plaindre, maman lui répétait sans cesse de remercier les Sept pour ce qu’elle avait et de ne jamais demander plus que nécessaire, mais elle ne put retenir la pointe de jalousie qu’elle ressentit à cet instant à l’encontre de l’enfant qui avait un jour habité ses murs. Ses petits mains parcoururent le lit gigantesque, elle se demandait combien ils étaient à dormir. Elle s'imaginait mal une seule personne allongée là toute seule quand, soudainement, un bruit se fit entendre sous le lit. Tamar s’immobilisa aussitôt, mais ne tarda pas à se baisser, prête à attaquer l’inconnu qui venait de se trahir. Elle sembla presque déçu de trouver une chevelure blonde, recroquevillée sur elle-même en double. “Qui es-tu ?” demanda-t-elle d’un ton dur. La petite boule ne fit aucun bruit, aucun mouvement. Agacée, Tamar lui donna quelques tapes de plus en plus fortes pour obtenir une réponse. “Sors de là et dis-moi qui tu es !” ordonna-t-elle. C’était la première fois qu’elle se retrouvait dans une telle situation, pourtant elle savait exactement ce qu’elle devait faire. Elle se félicita d’avoir si bien observé les adultes faire. La fille sortit de sa cachette. Tamar la fouilla rapidement, parfaitement confiante malgré son âge bien plus avancé que le sien. Elle était manifestement inoffensive, terrorisée. “C'est quoi ton nom ?” Son ton se voulut moins sec. La jeune fille resta passivement muette. Tamar crut perdre patience quand un son sortit finalement. “Galya” Elle paraissait d'autant plus terrorisée d'avoir trahi son identité. Tamar ne chercha pas à creuser davantage et, d'un air qu'elle pensait doux, dit : “Allez viens Galya, tu n'as rien à craindre de nous.”


Tamar a onze ans aujourd’hui. Le corps recroquevillé entre deux autres élèves, son esprit est ailleurs. Là où ses camarades trépignent d’impatience ou d’angoisse à mesure qu’ils approchaient de l’académie Koldoveretz, la jeune mêlée, elle, observe la paysage à travers la vitre, perdue dans ses pensées. Son rythme cardiaque est élevé, elle sent la force qu’émet son coeur pour renvoyer le sang dans lequel il se noie. Chaque parcelle de sang rebondit sur ses parois, douloureusement. Elle n’essaye pas d’apaiser son corps, elle en est incapable face à toutes la colère qui bouillonne en elle. Elle se revoit encore, à la fois honteuse de l’avouer et déchirée par le visage désespérée de sa mère, lui dire : “Arrête de pleurer Mama, je t'en prie. Elle ne reviendra pas, mais on est deux tandis qu'elle est seule.” Il n’est guère nécessaire de préciser qui, voilà bien plusieurs semaines que Tamar est incapable de prononcer ces deux syllabes sans ressentir le besoin viscéral de fracasser quelque chose. Galya. Elle aurait dû se méfier de cette boule recroquevillée sous son lit de princesse, son air innocent. Mama l’avait recueillie, même Tamar était parvenue à la considérée comme une soeur, mais Galya n’avait jamais quitté cette chambre. Elle avait toujours aspirée à retrouver sa vie de princesse. Elle y est parvenue, tant mieux pour elle, mais à quel prix ? Elle a perdu tout ce qui comptait pour elle. Mais avait-elle véritablement pensé ses mots d’amour chuchotés avant de s’endormir ? Où n’étaient-ce que fruits de viles manipulation ? Peu importe, pense Tamar tandis qu’un gardien annonce l’arrivée prochaine à l’académie. Elle n’en a que faire des raisons qui l’ont poussées à trahir la seule famille qui lui restait. Galya s’est jouée d’elle, mais pire encore, de Mama. Et cela, jamais elle ne pourra le lui pardonner. Jamais elle ne parviendra à effacer ces longues heures de route qui la mène à sa prison. Tamar ne partage pas l’engouement des autres élèves, ni même l’angoisse — elle se fiche bien de savoir ce qui lui attend là-bas, des notes qu’il faudra atteindre pour passer au niveau suivant, du comportement à adopter pour satisfaire les professeurs. La seule chose à laquelle elle pense, c’est la trahison de celle qu’elle aimait comme une soeur et qui lui a préféré l’argent, le pouvoir, la luxure. La seule chose à laquelle elle pense, c'est les dernières larmes de Mama avant son dernier souffle. La seule chose à laquelle elle pense, c’est le regard victorieux de l’humain, leur chef, lorsqu’il annonce que tous les mêlés seraient vendus. Galya n’est pas revenue, tel est le prix à payer. C’est de sa faute, à elle, si Tamar se retrouve dans ce train, esclave de la loi des protecteurs. Si elle sait qu’elle ne restera jamais jusqu’au bout, qu’elle s’évadera avant la cérémonie du protecteur, elle devra vivre sept ans. Sept ans enfermée, à côtoyer des maîtres — cette race qu’elle hait tant, à côtoyer ces gosses de riches, ces personnes qui n’ont jamais vécu ce qu’elle a vécu, elle. Alors que les portes s’ouvrent, qu’on lui demande de descendre, Tamar voit ses camarades s’émerveiller face au bâtiment qui s’élève devant eux. Elle, ne pense qu’au jour où un train l’en éloignera.