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Spoiler:

Pas un son si ce n'est celui des cuillères qui raclent les bols, les panses qu'on remplit juste assez pour faire taire la faim – au moins jusqu'à demain. Il observe les mains de son père, la peau qui se froisse et s'abîme, les crevasses qui s'éparpillent comme celles dans son cœur, celles qu'il cache mais que Thanos lit au fond d'ses yeux. Il observe les traits de sa mère, figés depuis des années déjà, à tirer vers le bas comme si la tristesse pouvait pas la quitter. Il observe la chaise vide à côté de la sienne, la place de Cosmo fantôme, Cosmo parti trop tôt. Il n'est plus là pourtant son poids s'fait sentir dans le silence.

Il observe son père il observe sa mère, il regrette ce frère qui a laissé un trop grand vide et son cœur se serre.

« Hier avec Naos, on a trouvé un serpent énorme ! On a essayé de l'utiliser pour faire peur à Echo, mais elle s'est fichu d'nous. » Et il s'met à sourire en continuant de les dévisager l'un après l'autre, comme pour les encourager à l'imiter. Il cherche le regard de son père qui l'ignore royalement, cherche la vie dans celui trop éteint de sa mère. Tout le monde lui dit que sa joie est communicative alors il comprend pas Thanos – pourquoi sur eux ça fait pas effet ? « Je rigole pas, il était comme ça, » qu'il insiste en mimant une taille exagérée, cherchant à provoquer une réaction. N'importe laquelle il s'en fout, il veut juste qu'on lui réponde, qu'on l'écoute, qu'on affiche un semblant de sourire.

Ça n'marche pas.
Ça n'marche jamais.

Et il a l'air con avec ses bras écartés, son expression un peu béate. Il attend. Il pourrait rester comme ça toute l'éternité s'il le fallait, jusqu'à ce qu'on daigne le remarquer. « Ça suffit. » Ça le heurte comme un poing dans l'estomac, sa gorge qui se noue et son sourire qui perd de son panache. La voix de son père est sèche ; elle l'est toujours trop. « Mais je voulais... » Les mots se meurent sous sa langue et il finit par fermer la bouche sans finir ce qu'il a commencé. Le patriarche passe une main sur son visage avec la lassitude des désespérés, ne lui accordant que ce regard fatigué, comme si ça lui demandait trop d'énergie de poser les yeux sur lui.

La mère se tait. Thanos aussi. Il se penche sur son bol sans un mot de plus, et il s'demande si c'est Cosmo qui a emporté leur étincelle, quand la maladie lui a arraché la vie.



Y a du bruit autour de lui, ça grouille et ça s'agite – le monde continue de tourner. Pourtant il a l'impression que le temps s'est arrêté ou peut-être qu'il passe juste au ralenti, il sait pas il sait plus. C'est toujours comme ça quand ses moitiés n'sont pas là. Naos et Echo à Koldoveretz pendant qu'il reste coincé ici, seul ou presque. Il tourne comme un lion en cage, se plie aux ordres qui pleuvent, et il sourit. Il sourit comme si ça pouvait éloigner toute la peur la rage la douleur, il sourit jusqu'à s'en craquer les lèvres, s'en froisser les muscles. Il sourit et parfois il se demande s'ils pensent à lui autant qu'il pense à eux.

Quand il trime il s'demande ce qu'ils apprennent, quand il dérobe un bout de pain il s'demande ce qu'ils mangent, quand il se tord sur sa paillasse il s'demande s'ils dorment bien.
Dès qu'il a un moment il tente de déchiffrer des lignes, se remémore les leçons improvisées par Echo. Il balance ses poings dans le vide en imitant Naos, à s'battre contre le néant.
Seul.

Parfois c'est trop pour lui, le silence qui l'assourdit, l'absence qui le fout à l'agonie. C'est comme s'il était incomplet et il lui reste ce goût amer en fond de gorge – comme si on l'avait oublié sur le bas-côté. Il sait qu'ils n'y sont pour rien et c'est pas eux qu'il blâme, c'est le système. Celui qui le laisse pourrir dans les bas-fonds, celui qui lui refuse l'accès à l'éducation, celui qui dit que sa vie vaut moins que celles des autres.

Les soirs où son ventre est trop vide, il le remplit avec la colère qui gronde et gronde encore, comme du tonnerre venu sommeiller au creux de ses tripes. Il ravale les éclairs quitte à s'en brûler la gorge, et quand Naos et Echo reviennent la tempête se calme. Mais chaque fois qu'ils s'éloignent elle s'éveille et gonfle en lui ; peut-être qu'un jour elle le fera exploser.

En attendant les démons il les fuit, les enfouit. Il se marre à s'en froisser les cordes vocales et il distribue sa joie comme si ça pouvait effacer la crasse qui les berce au quotidien. Celle qui a tué son frère, brisé ses parents. Celle qui s'abat sur la sœur de Naos, qu'il repousse en s'efforçant de veiller sur elle. Celle qui fait de lui un esclave, celle qui veut lui cramer les ailes. Ils se sortiront de là un jour. Il y croit dur comme fer.



Ça bourdonne à ses oreilles, tellement que tout l'reste lui paraît trop lointain. Même le sang qui bat à ses tempes, son souffle erratique, sa poitrine qui se soulève trop vite. Même les os qui craquent – les siens. Il a du sable plein la bouche plein les yeux, la gorge en papier de verre et des larmes qui roulent sur ses joues. Il ne crie pas. Ne proteste même pas. Roulé en boule sur le sol, les mains sur son crâne pour tenter d'le protéger, limiter les dégâts.

Il n'entend plus ni les rires, ni les insultes.
Seulement son myocarde qui s'affole encore et encore, à deux doigts d'aller s'écraser sur le sol.

On le piétine, on lui crache dessus, on le cogne. Il sait plus si c'est les poings ou les pieds, p't'être même qu'on y a ajouté des armes. Tout ce qu'il sait c'est qu'il a mal, partout. Son ventre son dos ses bras ses jambes sa tête – ils sont partout, comment ils font pour être partout ? Il a l'impression de sentir tout son squelette vibrer, exploser. Une côte qui cède, une épaule qui craque, et sa jambe, putain sa jambe. Il peut plus la bouger, la sent à peine, l'impression qu'elle a été disloquée ou peut-être arrachée. Il sait pas, il veut pas regarder. Il devine la peau qui se déchire, le sang qui imbibe la terre, les plaies qu'on ouvre encore et encore. Il s'demande s'il a viré au bleu ou au violet, il arrive plus à respirer. Ses tripes se retournent et soudain il a envie de gerber, mais la seule chose qu'il crache c'est un mélange de sable, de salive et de sang. Ses cellules hurlent toutes à l'agonie et il a l'impression de n'être qu'un amas de chair et d'os broyés, un tas d'sang et de plaies. Peut-être qu'il va crever, là, sous les coups de ceux qui se croient supérieurs aux lambdas.

Les maîtres ont gagné. Il n'est qu'un insecte qui vient de se faire écraser.



« Je gère. »

Il s'appuie sur sa jambe valide, écarte les bras pour se donner un meilleur équilibre. Il fait un pas, tressaille sous la douleur, se sent partir en avant. Echo le rattrape de justesse alors qu'il lâche un soupir rageur, dents serrées, traits crispés. « Je gère pas du tout. » Et ça l'agace de n'pas tenir debout, au moins autant que ça lui brise le cœur. Il pourra plus marcher comme avant, plus jamais. Il pourra plus courir, grimper, escalader – pas comme il avait l'habitude de le faire.

Il revoit les yeux de Naos quand il s'est levé pour lui faire face, quand il lui a montré l'étendue de ses plaies. Il se souvient de son sourire fané, la douleur qui a traversé son visage. Il voit la même chose quand il tourne la tête vers Echo, quand il s'entête à vouloir marcher alors qu'il tient à peine debout. Ils ont mal de l'voir comme ça il le sait, et ça lui noue l'estomac ça lui comprime la poitrine. Il repense aux mots de Naos, les parle pas de ce que tu ne connais pas et les c'est pour vous que j'ai fait ça. La colère grimpe et avec elle la frustration, l'impuissance. Celle à laquelle il est forcé par sa nature, celle qui ne fait que s'accroître maintenant qu'il se retrouve éclopé.

Le regard d'Echo pèse sur lui jusqu'à lui donner envie de hurler, mais à la place il cherche à se dérober. « Me regarde pas comme ça. » Il la force à le lâcher, se détourne, claudique jusqu'à se laisser tomber sur ce lit inconfortable. « Comme quoi ? » Un semblant de rire lui échappe mais rien à voir avec ceux qu'il sert habituellement ; c'est froid, impersonnel. Teinté de sa fatigue. « Comme si t'avais pitié. » C'est peut-être ce qui lui fait le plus peur. Être vu comme un vulgaire estropié, pauvre petit esclave, lambda bon à jeter dans le caniveau. « C'est pas le cas. » Pourtant il n'arrive pas à affronter ses prunelles. Il la fuit comme Naos a fui après leur dispute, les mots trop lourds à digérer. Et il se demande Thanos – comment ils en sont arrivés là ? À ployer sous le poids qu'ils portent sur leurs épaules, à trouver trop de reproches à se balancer.

« T'es sûre que je peux pas le frapper ? » Il n'a pas besoin de prononcer de nom pour qu'elle sache de qui il parle, et d'ici il l'entend soupirer. « Certaine. » Il fait mine de hocher la tête une seconde, mais comme toujours c'est pour mieux revenir à la charge. « Et si je lui casse juste un peu le nez ? » Pour ça faudrait déjà qu'il revienne – et de toute façon, ils savent tous les trois qu'il n'est pas en état. C'est pas l'envie qui lui manque. Il voudrait le secouer, le réveiller, lui rappeler que pendant qu'il mène sa croisade seul, eux continuent de crever. Mais il aimerait aussi le prendre dans ses bras, profiter du temps qu'il passera avec eux avant de retourner jouer l'ombre de l'héritier.

En attendant il est seul avec Echo, qui finit par venir s'assoir près de lui alors qu'il laisse tomber sa tête contre son épaule. « Si vous continuez, c'est moi qui vais vous casser le nez à tous les deux. » Y a pas une once de méchanceté dans sa voix, mais il sait qu'elle en serait capable. Ça lui arrache un sourire et il ferme les yeux, éreinté. « Maintenant arrête de faire l'idiot et repose-toi. » Sans chercher à la contredire, il lâche un « oui maman » un peu trop moqueur en s'écartant d'elle pour s'allonger difficilement. Chaque mouvement le fait grimacer, éveillant les douleurs qu'il s'efforce d''ignorer comme si ça pouvait les faire disparaître. S'il recommence à sourire de toutes ses forces, il réussira peut-être.



Ça traîne et ça grince, on l'entend dans tout le couloir et quand il est là, tout l'monde le sait. Il commence à s'y habituer même si ça n'efface ni la douleur, ni la colère. Il arrive à s'accommoder de sa nouvelle condition, lentement, péniblement.

Pour ce qui est d'être au service de Saeko Oshun, c'est une autre histoire.

Quand il était petit il en a rêvé d'ce palais, il imaginait à quoi ressemblaient les sols et les étoffes, quelle sensation ça pouvait faire d'y habiter. Il pensait pas que ça lui arriverait un jour – il se doutait pas qu'il finirait entre les mains des plus grands du royaume. L'ironie c'est que la plus puissante de tous ses détenteurs est probablement la plus respectueuse, aussi. Il ne pardonne pas pour autant, c'est pas parce qu'elle le traite avec humanité que tout est oublié. Il est son esclave et pour ça il la déteste, elle et tout ce qu'elle représente.

Il les déteste tous autant qu'ils sont, à se pavaner entre ces murs maudits, à se donner le droit de contrôler leurs vies. Il les déteste à s'en consumer, à s'en laisser aveugler. Des flots de sang déversé, la guerre déclarée ; celle des puissants, et celle de l'ombre, celle de la rébellion. C'est ce qui le fait avancer, son nouveau moteur. La soif de vengeance et la fureur, ce mélange qui lui ronge les entrailles et lui ravage le cœur.

Sa carcasse claudicant sur les pavés éclatants, sa carcasse qui croise celle de Naos au détour d'une allée. Il l'a blâmé pour finalement se retrouver à la même place que lui ou presque, faut croire que le destin a un sens de l'humour aiguisé. Aucun d'eux n'a le temps de s'arrêter, aucun mot n'est prononcé, mais il devine l'incompréhension dans ses yeux, les questions sur le bout d'sa langue. Et pour toute réponse, il sourit. Il a trouvé un moyen de se battre, même s'il le paiera sûrement de sa vie.