Cela fait bien des nuits que Lyov se retourne dans son lit sans parvenir à s’endormir, sommeil si précieux dont le manque marque son visage déjà creusé par les années. Comme si le travail d’années d’escroqueries lui retombait sur les épaules d’un coup. Et il craint pour sa sécurité, l’homme lâche. Incapable de faire du commerce honnête, les mensonges qui se glissent gracieusement entre les faits, la langue qui se lie et le regard chaleureux qui rassure, pour qu’on ne se doute de rien. Mais il n’a rien de son père, le gamin, et voilà bien des fois qu’il se fait prendre la main dans le sac. Chassé des palais, des maisons et des auberges, trahit par ses propres mots ou parfois par les bruits qui courent. (Ce n’est qu’un arnaqueur, celui-là. Il te proposera de belles choses, des oeuvres sublimes, des histoires dorées, mais n’y crois pas un mot. Parce que tout ce qu’il fera, c’est te voler.) Et dans ses membres qui faiblissent déjà, il trouve une peur nouvelle, celle de ne pas pouvoir défendre les siens, dans un futur lointain. Il s’imagine déjà perdre un fils aux mains d’un assassin, pour de vieilles histoires d’argent. Assister, incapable d’agir, au pillage de sa demeure alors que son nourrisson y dort à poings fermés. Des images qu’il oublie aussitôt, parce qu’il n’y a ni enfant, ni famille, et la seule vie pour laquelle il craint, c’est la sienne. Alors il lui faut des semaines et des semaines pour réfléchir à un plan d’attaque. Un garde du corps, trop évident. Humiliant, aussi, parce qu’un homme qui ne sait pas se défendre de ses propres mains est un homme faible. Une nuit, l’idée de tuer tous ceux qui pourraient lui en vouloir lui traverse la tête. Mais il se dit qu’il sombre dans la folie, et au vu des nombres, c’est d’un génocide dont il s’agirait. Trop coûteux, trop risqué. Les meurtres pourraient être retracés à lui et un scandale éclaterait. (Futur membre de la famille royale d’Aerinstin condamné à mort, il imagine dans sa tête, et aussi tragique que le potentiel titre sonne, il se plait à se répéter cette formulation.) Une idée finale lui apparait comme une évidence: il faudra qu’il apprenne à se battre, dans le secret le plus total. Parce qu’il ne peut pas y perdre sa dignité. Fier comme il est, il aime se dire ancien combattant, l’art des armes enseigné par son père. Que des mensonges, auxquels il a fini à croire lui-même. Alors il cherche, cherche, cherche, à longueur de journée. Le catalogue de ses connaissances de près ou de loin qui défile dans sa tête, noms entremêlés, visages à moitié effacés. Et enfin se dépose sur ses lèvres le nom tant recherché, comme une évidence, l’envie de rire tellement la question même était stupide. Atlas Cadogan.

Elle se sent honorée, la fille des tempêtes. Elle apprécie la faveur qui lui est faite, tente de se montrer digne, alors même que le dragon de son ambition hurle en son cœur. Chaque seconde, chaque action, qui la rapproche un peu plus de son rêve, de son propre trône, de la gloire et de l'or qui auréolera bientôt son nom et sa lignée. Son nom, glissé à l'oreille de l'une des pièces rapportées Belikov, par l'homme devenu son oncle. Son nom, suggéré à celui qui cherchait un maître d'armes. Elle n'est pas Sevastyan, elle n'est pas le maître. Mais c'est elle que l'on a contactée, et elle s'en sent honorée.
Elle est l'élève, encensée par le maître, et qui de ses louanges s'est attiré les attentions du plus galeux des chiens de garde que sont les Belikov.
C'est Atlas qu'il a contacté, Lyov. Atlas, qu'il a sollicité. Le véritable Atlas est loin, et elle le sait, alors même que son absence est un poignard douloureusement planté dans son coeur palpitant, chaque seconde. Mais Lyov est de ses fréquentations les moins nobles. Liés dans le mensonge et le complot, liés dans la trahison et dans les manigances d'Achille. Et elle l'accepte. Elle l'a accepté il y a si longtemps. Mais elle est fatiguée depuis si longtemps, fatiguée de tous les masques et les faux-semblants.
Lyov la connaît sous son véritable nom, sous ses véritables traits, et sous sa véritable identité. Et elle refuse le masque de plus. Le Belikov l'a déjà vue au plus sombre d'elle-même, alors qu'elle fomentait aux côtés d'Achille pour renverser les trônes et défaire les dynasties. Être femme n'est que brise de plus dans l'ouragan que forment son existence et ses mensonges.
Se cacher sous le nom de son frère face à cet homme-là n'est que précaution inutile.
Alors elle laisse tomber le masque et les déguisements. C'est femme qu'elle parvient au lieu de rendez-vous. C'est Asteria qui entre dans la salle aux mille voûtes, et non Atlas. Asteria et l'or tressé de ses cheveux blonds, Asteria en corset sous la chemise de lin, Asteria dans les chausses d'escrime qui auraient fait défaillir son père. Plus vraie qu'elle ne l'a jamais été à la cour et à l'armée. L'orage dans les yeux de jade clairs et la lame de bois à la main, elle ne s'embarrasse pas de formalités. Un signe de tête comme simple salutation, sans révérence ni courbettes. 'Lyov. C'est un honneur que de pouvoir te former. Je suis flattée.'
Et honorée, elle l'est véritablement. Pas d'enseigner l'art de bretter au moins honnête des Belikov. Mais de la confiance qui a été placée en elle. L'honneur, elle va le conquérir de la pointe de sa lame, et elle le sait.