Le Ravenscar attendait ce moment depuis plusieurs semaines déjà. Le brun avait hésité, avait trompé le sommeil par son esprit en perpétuelle agitation. Que dire ? Que faire ? Avouer ? Se taire ? Mentir ? Fuir ? Les possibilités étaient multiples. L’ancienne pupille se perdait, sombrait au sein même de son propre esprit. La peur et l’angoisse succédaient alternativement à la honte et au goût amer qui demeurait perpétuellement sous sa langue. Kaz savait parfaitement qu’il avait fauté. Qu’il avait commis une erreur qui était loin de pouvoir être pardonnée. Il avait aidé à ouvrir les geôles de la prisonnière, de l’ennemie ultime, de cette divine créature qui avait pourtant tenté d’enlever la vie à l’ami de toujours. Adonis Griffith, nouveau roi d’Eartanera. Le soutien le plus indéfectible qu’il ait jamais eu. Et pourtant … Pourtant, même cette fraternité légendaire n’avait pas réussi à le retenir de commettre ce qu’il savait être la plus grande erreur de son existence. Et il le regrettait déjà. Mais il était trop tard. Trop tard pour revenir en arrière. Pour faire les bons choix. Kaz ne cessait d’enchaîner les erreurs mais ne semblait pas en tirer les leçons. Par fierté. Par amour de la luxure. Par obsession pour cette jeunesse éternelle qui s’échinait à lui glisser entre les doigts. Comme s’il pouvait être capable de saisir les grains du temps. Il n’était qu’un homme. Et comme tous les hommes il était condamné d’avance à la vieillesse, à la déchéance. Autant de choses qui faisaient naître d’affreux cauchemars lorsqu’il sombrait entre les bras de Morphée. Mais ces derniers semblaient obstinément le fuir, ces derniers temps. Comme pour augmenter la culpabilité qu’il ressentait déjà. Les remords ne le quittaient plus. Même regarder son reflet dans le miroir lui était devenu insupportable. Alors, en se levant ce matin-là, il avait pris la décision qui s’imposait. Avait voulu voir, seul à seul, l’ami de toujours. Mais cela était devenu grandement impossible, ces derniers temps. Le roi nouvellement couronné était presque inaccessible. Trop occupé à gérer un royaume enclin à la division, des amours contraires et des alliances fragiles. Kaz comprenait tout cela, bien entendu. Après tout, il s’était battu pour cela. Mais les gamins qu’ils étaient autrefois lui manquaient. La simplicité de leur relation, plus unis que tout le reste. Comme la moitié réciproque de l’autre. Mais peut-être le mutant ne se cherchait-il qu’une excuse, finalement. Une excuse pour ce qu’il avait fait. Une tentative de se rejeter la faute sur autrui et de ne pas se blâmer. Un art dans lequel il était passé maître, depuis toutes ces années. Capable de se trouver des justifications pour presque tout et n’importe quoi. Enfant fautif qui essayait perpétuellement de dissimuler ses fautes. Sous prétexte d’une réputation glorieuse qu’il était pourtant le seul à percevoir. Parce que, pour le reste du monde, il n’était que Kaz Ravenscar. La bonne action de Thomas Griffith. Le gamin qui persistait à s’incruster dans ce monde noble auquel il n’appartenait pourtant pas. Le symbole de la charité d’Adonis. « Dans la salle du trône, d’ici quelques minutes. » Brutalement tiré de ses sombres pensées, le collectionneur hocha la tête en direction du garde inconnu qui vint le prévenir. La salle du trône. Pas vraiment l’endroit idéal pour la confession qu’il s’apprêtait à faire. Mais il ne pouvait plus vraiment imposer sa volonté à son Autre. Alors, les mains moites et les dents serrées sous l’effet de l’appréhension, le combattant sournois se dirigea vers le lieu de rendez-vous. N’avait de cesse de se retourner, de regarder de tous les côtés. Comme s’il avait peur qu’un piège grandeur nature ne s’abatte sur lui. Même s’il l’aurait mérité. Paranoïaque en devenir, sous l’effet des problèmes de conscience qu’il ressentait. Il trépignait sur place, attendant que son heure soit venue. L’heure du châtiment, de la crise, du retournement de situation. Parce qu’il pressentait que les choses allaient mal tourner pour lui. Qu’il n’allait pas en sortir indemne. Puis, vint son heure. Et Kaz avait l’impression d’arriver au jugement ultime, que son âme allait être examinée, tout comme les actes de toute son existence. Et alors, le couperet tomberait. Le Ravenscar pénétra dans cette salle du trône qu’il ne connaissait que trop bien. Là où, des années auparavant, il avait vu le monde s’effondrer sous ses pieds, alors qu’un autre Griffith prononçait la sentence de l’exil. Son regard erra sur les décorations qui ornaient les murs et le plafond, avant de finalement se poser sur ce visage qu’il ne connaissait que trop bien. Dont il avait appris les moindres détails, après toutes ces années de loyale servitude. Alors, le terrible ne voyait que trop bien la tension qui imprimait les traits du monarque. La prise de position de l’Armée, les difficultés avec Ariane. Il ne connaissait que trop bien les tourments qui hantaient l’âme de son ami. « Kaz, j’ai entendu dire que tu désirais une audience. » Il resta à une distance respectueuse, ne sachant pas vraiment comment agir. Devait le prendre dans ses bras, comme il le faisait autrefois ? Plier le genou ? Le gratifier de « votre Majesté » ? A la place, il se contenta de lui sourire. De façon gauche et embarrassée. Comme jamais il ne l’avait fait auparavant. « Pourrait-on discuter en privé ? Ce que j’ai à te dire est assez … Important. Tes chiens de garde peuvent s’en aller, je n’ai pas l’intention d’attenter à ta vie. »

« Laissez-nous, Kaz ne me fera jamais rien. » Avec la lenteur d’un fauve craignant l’approche d’un prédateur plus féroce que lui, l’enfant terrible s’approcha de son souverain et maître. Mais aussi ami. Amant. Et frère d’armes. Ses yeux bruns dessinaient la silhouette du roi nouvellement couronné. Comme pour chercher à graver dans sa mémoire ces traits qu’il avait contemplé durant la grande majorité de son existence. Parce qu’il savait qu’après que sa langue se soit déliée, les choses ne seraient plus pareilles. Et ne pourraient le redevenir. Blessure irréparable qui allait creuser un immense fossé entre eux deux. « La prochaine fois que tu veux me parler, ne t’y prends donc pas de manière si officielle. » Docile, probablement pour la première fois de sa vie, il suivit Adonis. Parfaitement silencieux. Comme savourant les derniers instants de calme avant la tempête. Tranquillité trompeuse qui ne laissait présager que des orages. Assis côte à côte sur les marches menant à ce divin trône dont l’ami de toujours avait rêvé depuis ses premières années. Comme si rien ne les séparait. Comme s’ils étaient égaux à nouveau. Deux simples amis s’apprêtant à bavarder. Apparences trompeuses. Roi ambitieux et ami trompeur. « Excuse-moi ma fatigue, être roi est plus exigeant qu’on pourrait le croire. » Le Ravenscar hocha la tête, son âme frémissante. D’appréhension. De peur. Mais aussi de colère, contre lui-même. Et de regrets, quant à ce qui allait advenir. Fatal tragédie qui allait s’abattre sur leurs épaules déjà alourdies. Et tout était sa faute. Personne d’autre à blâmer que lui-même. Impossible d’échapper à ses responsabilités. Pas cette fois, du moins. Kaz allait devoir être un homme. Et tenir bon face à la tempête. « Alors dis-moi, Kaz. Je t’écoute, de quoi as-tu besoin de me parler ? » Le maître du métal prit une profonde inspiration avant de planter ses prunelles dans celles d’Adonis. Comment lui dire ? Comment avouer ? Comment demander pardon pour l’inexcusable ? Il allait devoir dire adieu. Adieu à tout ce qui lui était cher. Tirer un trait sur la confiance sans limites de la personne la plus importante de son existence. « Tu me connais, depuis tout ce temps et tu sais … Tu sais que je déteste avoir des dettes, que je veux être libre, par-dessus tout. » L’impétueux sauvage bondit sur ses jambes et se mit à faire les cents pas devant le Griffith. Désormais incapable de le regarder dans les yeux. Honte viscérale qui remuait ses entrailles. « J’ai déconné, Adonis. J’ai déconné et j’ai pas réfléchi et je suis désolé. Et … Tu sais que tu es mon frère, que t’es celui qui compte le plus. Ma loyauté t’es acquise pour toujours et ça changera jamais. Je te le promets, je te le jure, sur tout ce que tu veux. Et si … Si tu peux me pardonner, si tu me laisses t’expliquer, alors je te prouverais cela. Tous les jours. »

« Expliquer quoi, Kaz ? Dis-le-moi, sans détours. Qu’as-tu fait ? » Un lion en cage, voilà ce qu’il était. Le Ravenscar faisait les cents pas, se tordait les mains, se touchait le visage. Tout pour ne pas poser son regard brun sur le visage de celui qu’il allait perdre. Parce qu’il le savait, le mutant. Il savait qu’il allait se planter lui-même un couteau un plein cœur. Mais la culpabilité était trop lourde. Son reflet lui était devenu insupportable. Il se devait de dire la vérité à Adonis. A celui qui l’avait toujours soutenu, épaulé et aidé. Alors même qu’il n’était rien, simple bronze, véritable vermine. Et il avait trahi cette sainte confiance. Et pour quoi ? De beaux yeux et des formes alléchantes. Pour une ridicule dette qui ne valait rien, comparée à ce qu’il devait au nouveau roi d’Eartanera. « Je … » Mais sa gorge se serrait. Les mots restaient bloqués derrière la barrière d’émail. Comment avouer ? Comment réussir à ruiner sa vie par un aveu si cruel ? Comment parvenir à exprimer ses regrets ? C’était une erreur. Je n’ai pas réfléchi. Pas vraiment. Je ne voulais rien lui devoir. Mais c’est à toi que je suis loyal, à toi mon ami, mon frère, mon protecteur. Rien ne pourra jamais changer cela. Je t’en prie, pardonne-moi. Voilà ce qu’il aurait aimé dire. Ce qu’il aurait du dire. Mais le silence continuait d’envelopper leurs deux personnes. Comme un voile opaque qui menaçait de les séparer. Définitivement. Si l’aveu ne le faisait pas avant. « Tu sais, Silke s’est échappée … » Le moment fatidique. Si redouté. Si attendu. Pour se libérer de ce poids qui lui opprimait la poitrine depuis bien trop de nuits désormais. Qui l’empêchait de trouver le sommeil et la tranquillité. « Ce qu’elle a fait, ce qu’elle t’as fait est impardonnable … Et, et, tu te souviens de cette nuit où j’ai disparu, pendant la Purge ? » Son discours était décousu, ne devait revêtir aucun sens aux yeux du Griffith. Sa voix grave vacillait, s’éteignait parfois, pour ne plus devenir qu’un murmure. Lui, qui avait toujours été si assuré, perpétuellement charmeur et jovial. Métamorphosé. Presque méconnaissable. Parfait reflet des démons qui s’agitaient à l’intérieur de lui, qui lui vrillaient les entrailles et menaçaient de dévorer son cœur. Dire que tout était sa faute. Qu’il se privait lui-même du luxe, des privilèges et de la famille rêvée. Tout ça pour rien. Rien du tout. Il le réalisait désormais, Kaz. Mais il était trop tard. Il allait devoir payer pour sa faute. Il espérait simplement que le châtiment ne serait pas trop lourd. Que la miséricorde du Griffith serait avec lui. « T’es la personne la plus importante pour moi, Adonis. Mais j’avais une dette et je déteste ça et j’ai pris cette décision et je ne sais même pas pourquoi, comment… Mais je me suis retrouvé à lui offrir une opportunité de s’échapper. C’est, c’est ma faute … » Des larmes brouillaient sa vision. Comme un petit enfant bien trop conscient de l’impair qu’il venait de connaître. « Je suis désolé. Vraiment. J’te le jure. Mais je détestais lui devoir quelque chose et je suis rétabli, maintenant. Je te protègerais, elle ne touchera jamais à un cheveu de ta tête. » Il le regardait, le contemplait, tentait de graver ses traits dans sa mémoire. « Je … Je sais pas quoi te dire. Mais c’est fini, maintenant, c’est pas grave, c’est passé. Hein ? » Supplication. Alors que le maître du métal tomba à genoux devant Adonis. Attendant le châtiment. La fatalité qui allait lui tomber sur les oreilles. Peut-être le Griffith refuserait-il de lui adresser la parole durant quelques semaines, peut-être l’exclurait-il de son armée pendant un temps, peut-être lui demanderait-il de rester hors de sa vue. Mais ça ne pourrait pas aller plus loin. Non, ça ne pouvait pas. Après tout, ils étaient frères. Adonis serait fâché mais finirait par le pardonner. Oui, c’était certain. « Adonis, dis quelque chose … »