« Et ma cousine ? » Hettie lui indiqua d’un geste de la tête l’orée des bois protégeant le manoir Wolffhart des regards intrusifs. Le temps était à une fine bruine, d’apparence anodine mais qui avait pourtant le pouvoir de vous glacer jusqu’aux os. Le Kimora grommela lorsqu’il constata que le terrain était boueux. Glissant. Atrocement dangereux pour celui dont l’équilibre n’était qu’à peine précaire. Il avait retrouvé l’insaisissable Veda seulement peu de temps auparavant. Une bouffée d’air qui lui avait terriblement fait du bien. La terrible était, à l’image de sa jumelle, ce que Rhysand avait de plus précieux. Ses petites sœurs. Ses petites sœurs qu’il n’avait su protéger, qui étaient parties, envolées, disparues. Les perdre avait été pire que tout. Une douleur terrible. Le morcellement de ce qui restait de son cœur déjà meurtri par son amour-propre et par Echo. Et désormais, la maître de l’eau était bien différente de la joyeuse qu’il avait autrefois connue. De celle avec qui il avait grandi. Appuyé de tout son poids sur la canne qui jamais plus ne le quittait, l’impétueux rebelle claudiqua jusqu’à la divine brune, s’enfonçant dans la terre, manquant de tomber plusieurs fois. Et il se détestait un peu plus, à chaque fois qu’il trébuchait. Haïssait cet homme qu’il était devenu, ce fantôme, cette ombre. Il n’était plus que la moitié de ce qu’il avait été autrefois. Oublié le grand guerrier, l’assassin agile, le sprinteur hors-pair. Désormais handicapé, amoindri, diminué, Rhysand n’était plus qu’un poids mort. Il le sentait dans tous les regards qui se posaient sur lui, le voyait dans les silences qui s’installaient lorsqu’il s’approchait. Le fier bras-droit de Diana Osanos n’était plus qu’un homme amer, rancunier et sarcastique qui se complaisait dans son propre malheur, ruminant sur tous les travers qui avaient jonché son existence. Son visage s’était émacié, sa peau était devenue aussi pâle que celle d’un cadavre, contraste renforcé par la noirceur des cernes qui ourlaient ses yeux foncés. Il était l’incarnation même de la déchéance, de la dépravation. Les autres le fuyaient, probablement par peur que le Malheur ne s’abatte sur eux, s’ils s’avisaient de fréquenter de trop près ce véritable chat noir. Rhysand errait sur Terre, telle une âme en peine, sans aucun but. Toutes celles qu’il aimait n’avaient plus besoin de lui. Et, de plus, il n’était certainement plus apte à assurer leur protection. Interdiction pour lui d’approcher un champ de bataille, alors qu’il aurait été autrefois en première ligne. Condamné à vivre dans ce passé qu’il jugeait désormais merveilleux, le résistant n’arrivait pas à aller de l’avant. Les mêmes images, les mêmes pensées, les mêmes idées, tournaient perpétuellement dans on esprit. Un cercle vicieux qui l’entraînait, doucement mais sûrement, vers une folie certaine. Et il le voyait bien, dans les pupilles des autres, que sa dernière lubie avait fini de les convaincre. De les convaincre qu’il n’était plus une pièce maîtresse. Juste un misérable que les gens de Diana gardaient auprès d’eux, par simple empathie. La pitié qui s’échappait de leurs regards était probablement ce qu’il y avait de plus difficile à vivre. Après plusieurs minutes passées à grogner et à tenter d’éviter la gravité qui l’attirait irrésistiblement, Rhysand parvint aux côtés de Veda qui, le regard dans le vague, devait probablement manigancer de terribles plans de vengeance. « La prochaine fois, soit mignonne de rester à l’intérieur. Ma canne et moi, on apprécierait beaucoup. » Il grommelait toujours, plus pour protéger son âme blessée que par véritable agacement. Il aurait traversé le monde entier à cloche-pied pour la rejoindre. Parce que Veda était son propre sang, sa sœur, sa précieuse. Rita et elle étaient ce qu’il avait de plus précieux. Avait. « Je dois partir, Veda. Je ne sais pas vraiment pour combien de temps. Mais je reviendrais. Je te le promets. »

« Tu es sûr de vouloir partir, Rhysand ? » En réalité, il ne l’était pas. Absolument pas. Il n’avait aucune envie de laisser sa précieuse Veda derrière lui. Parce qu’il la voyait encore comme une petite fille sans défenses qu’il se devait de protéger. Mais comme tous les Kimora, la sublime brune s’était transformée en tueuse sanguinaire et incontrôlable. Une malédiction inscrite dans les gênes de l’intégralité des descendants de cette lignée. Ils naissaient innocents avant de se transformer en cruels assassins. Personne n’y échappait. Absolument personne. Même lui avait goûté à cette déchéance, à ces instincts primaires. Mais alors qu’il aurait souhaité s’y abandonner de nouveau, Rhysand ne pouvait pas. Ne le pouvais plus. Parce qu’il était désormais diminué, amoindri. Incapable de prendre une proie dans ses filets. Pourtant, sa volonté de préserver ses précieuses cousines était toujours présente. Résistait à la terrible fatalité qui s’était abattue sur lui. « Le monde est devenu encore plus fou. » Le brun laissa échapper un rictus sarcastique. Fou, le monde l’avait toujours été. Et il avait évolué comme sa parfaite création. Le maître de l’eau était tombé dans des abîmes de folie, de décadence, de corruption. Il s’était laissé aller à ses inclinations perverses et retorses. C’était pour cela qu’il avait perdu l’Amour de sa vie, qu’il avait tout gâché. De tout ce que sa jeunesse lui avait offert, il ne lui restait presque plus rien. Seules les deux Déesses qui partageaient le même sang que lui. L’une s’était volatilisée dans la nature avant de faire reparler d’elle. Totalement métamorphosée. A la solde du tyran Osanos. Quant à l’autre … L’autre était presque devenue une inconnue, farouche et habitée d’un puissant instinct de vengeance. Tout comme lui. Jamais il n’avait cessé de les aimer. Jamais il ne le ferait. Rhysand avait simplement dû s’habituer à leur nouvelle personnalité, aussi sombre que celle qu’il avait développé, des années plus tôt. « Je peux t’accompagner, si tu veux. » Son cœur divisé en un milliard de morceaux se serra à cette proposition. Parce qu’il n’était pas insensible, inhumain. Les émotions traversaient son âme noircie. Toujours aussi fortes et imprévisibles. Le plus grand problème de l’impétueux était son incapacité à les gérer. Une simple contrariété devenait l’occasion de ruminer durant des jours. La joie était une sorte de permission à espérer un avenir plus doux. Des montagnes russes qui finiraient par le mener à sa fin. Son cœur passait d’une opinion à son antithèse, d’un sentiment à son parfait contraire. Il allait finir par perdre la raison. D’ailleurs, ce processus s’était déjà engagé. « T’es un ange, Veda. » Il l’attira contre lui, inspirant une dernière fois cette odeur familière qui avait le don d’apaiser les tourments de son âme. « Pas au sens biblique mais quand même. » Un baiser sur son front avant de la relâcher. Il savait qu’elle détestait au moins autant que lui ces effusions sentimentales. « Mais c’est quelque chose que je dois faire seul. Je ne pourrais pas te l’expliquer. Je crois … Je crois que ça concerne Echo. Ce vide à l’intérieur de moi m’appelle à la retrouver. » Le brun fit une pause, fermant les yeux l’espace de quelques secondes. Penser à la Wickham était toujours extrêmement douloureux. Son âme-sœur. La femme qu’il avait détruite. Seule façon qu’il connaissait pour lui prouver son amour. « Tu crois que je deviens complètement fou, n’est-ce pas ? Mais après tout, je suis un Kimora. On finira tous enfermés dans le même asile. » Meurtres, mensonges, trahisons, insanités, corruptions. Les chefs d’accusation s’amoncelaient au-dessus de leurs têtes brunes. Et ils étaient tous coupables. Terriblement coupables. « N’en profite pas pour faire des carnages sans moi. Je veux être là pour l’apothéose de ta folie. » Le trio infernal qu’ils formaient ne connaissait pas les réunions familiales tranquilles et paisibles. Non, eux étaient plutôt du genre à fêter leurs retrouvailles dans des déferlements de violence inouïs. « Je vais sur la côte d’Aguarini. Si jamais tu as des nouvelles de Rita … Fais-le moi savoir. Et si tu as des problèmes, je rentre illico pour botter le cul des importuns. Une canne, ça fait extrêmement mal, tu sais. » Désinvolture prononcée pour dissimuler le déchirement qu’il ressentait à l’idée de la laisser. A l’idée qu’il n’avait pas su les maintenir près de lui et leur éviter les démons pourtant inhérents à leur nom.

« Je pense que tu deviens fou de courir après une mêlée, mais fait le si le cœur te le dicte. » L’ombre qu’était Rhysand laissa un petit ricanement s’échapper de ses lippes. Fou, il l’était certainement. Probablement un peu plus chaque jour. Les déceptions s’accumulaient alors que la raison s’éloignait de lui. Doucement mais sûrement. Parce qu’il n’était plus le fier guerrier d’antan. Ni le protecteur vaillant. Ni l’amant charismatique. Désormais diminué, délaissé par son âme-sœur, torturé par les disparitions répétées de ses précieuses, le fils de l’eau était presque méconnaissable. Ses traits s’étaient creusés. Sa peau pâle était devenue presque translucide. Sa bonne humeur d’antan avait disparu. Grisâtre, morose, renfermé. Il ne cessait de marmonner, de conspirer silencieusement dans son esprit contre tous ces ennemis qui voulaient lui voler ce qui était sien. Trois brunes, guerrières, farouches et imprévisibles. Un cadet déjà envolé, dont le souvenir ne cessait de le hanter. Et les dissensions politiques qui ne faisaient qu’augmenter, faisant éclater l’empirer en une myriade de clans bien décidés à se voir couronnés. Rhysand se fichait pas mal de tout cela, des guerres de pouvoir des grands de ce monde. La seule chose qui importait, pour lui, était de garder Rita et Veda en vie, même si ces deux-là semblaient tout faire pour contredire ses plans. « Mais reviens-moi, Rhysand. » Et son cœur noirci, calciné, meurtri, qui se remettait à battre sous l’amour de la divine Kimora. De ces simples mots, pourtant chargés de reconnaissance, d’affection, de besoin. Sans elle, l’impétueux n’était plus le même. Les jumelles étaient une part de son âme. Une part non-négligeable. « Toujours. » Parce qu’il ne pouvait envisager sa vie sans qu’elle soit à ses côtés. Et même si son cœur l’entraînait vers la côte d’Aguarini, il finirait toujours par revenir. Par revenir auprès des siens, auprès de son propre sang. Rita, Veda et Rhysand. Pour toujours et à jamais. Une promesse faite alors qu’ils n’étaient que d’insouciants gamins mais qu’ils comptaient pourtant bien tenir. « Je sais me défendre, Rhysand. Mais tu le sais déjà très bien. » Ils se tenaient tous les deux près du rivage. Infiniment semblables mais pourtant diamétralement opposés. Une communion parfaite même dans le silence qui les entourait. Protecteur et familier. Le maître de l’eau glissa sa main glacée dans le cou de la brune, appréciant cet instant qu’il aurait voulu figer pour l’éternité. Profiter de ce calme agréable qui se déroulait autour d’eux. Accalmie dans la tempête de leur vie. Entre chasses, meurtres, haine, vengeances. Leurs activités favorites en temps normal. Famille de rejetons maudits. Il aurait voulu que la terrible ait encore besoin de lui. Besoin de sa surveillance, de sa protection. Mais à présent, Veda était bien plus redoutable qu’il ne l’avait jamais été. Et cette vérité était bien difficile à accepter. « J’espère que Rita reviendra rapidement. Elle est partie chez Johann, mais quand elle reviendra, tu seras revenu toi aussi et nos ennemis n’auront plus qu’à trembler. » Rictus mesquin qui se dessina sur ses lèvres. Les enfants terribles. Incontrôlables. Avides. Et terriblement mauvais. Humanité dissimulée sous de nombreuses couches de tourments. Ils étaient nés révoltés, avec la colère au fond du cœur et l’envie au fond des yeux. Et ils ne se contenteraient pas de leur nouveau statut d’argent. Ses cousines en voulaient plus. Toujours plus. Et il était leur loyal suiveur, qui acceptait leurs décisions et leurs désirs. Capable de les suivre jusqu’au bout du monde, même si cela signifiait qu’il risquait d’y perdre la vie. Parce que son existence n’était rien, comparée à l’amour qu’il leur portait. « Et le monde sera nôtre. »