Il se négligeait, Lex ; son chaos intérieur déteignait sur son apparence, faisant désordre dans l'élégance désinvolte qui avait toujours été la sienne – ne restait de lui qu'un spectre écorné, vautré dans les lascivités d'une dégénérescence qu'il n'apprivoisait que trop bien. Lissant vaguement sa chemise froissée, il mira dans l'immense miroir que son poing vengeur avait fendu le spleen cynique que dessinaient ses sourires emplis de vide, la tempête qui agitait les cieux de son regard teinté d'ombrages chagrins, maussades. Et l'azur éteint s'ourlait de cernes creuses, ces entailles que ciselaient ses insomnies tenaces sur le marbre de sa gueule d'ange ; et l'homme se mutilait de l'âme pour n'être que chair, veines et pulsations insensées. Vivre dans les brumes des alcools, croiser sa mémoire au recoin d'un songe qui brise plus que ce que nos mains peuvent briser ; car c'est l'immatériel qui se fissure, la certitude de ce qui est, de ce qui ne sera plus, de ceux qu'on trahit, de ceux qui nous trahissent. Il était éreinté, fatigué de lutter contre l'irréductible douleur qui avait élu domicile au creux de sa cage thoracique, contre les parois osseuses de son crâne. Il aurait voulu oublier dans les bras d'amantes, étreint par ces perditions éphémères qui ne sauvent jamais vraiment – il avait toujours été trop épris de ces illusions sensuelles –, mais chaque caresse lui rappellerait les siennes, et son souvenir lacérerait les pans de son esprit malade pour y insinuer la persistante impression d'avoir échoué. D'avoir perdu quelque chose, ou de s'être perdu lui-même. Alors l'ivresse était sa seule maîtresse, son seul répit ; c'était celle qui glissait son vague salvateur dans la mécanique de ses pensées. Elle le dérobait à ce qui le torturait : la réalité, inflexible, abrupte, immuable.

Des pas résonnèrent et le prince déchu maugréa, allergique à la présence d'êtres vivants et pensants dans son périmètre de déchéance. La voix d'Hilde résonna dans son dos, et l'Osanos soupira avant d'avaler une longue rasade d'alcool. Il savait pourquoi elle était là, et  ça n'était certainement pas pour lui remonter le moral. Hettie. La gamine de l'eau s'attachait à chacun de ses pas s'en qu'il n'arrive à s'en débarrasser, soit par lassitude, soit parce qu'il n'en avait tout simplement pas envie. Aussi, il avait conscience d'avoir été consciemment mauvais lors de leur dernière rencontre ; d'avoir retourné le couteau dans la plaie avec un plaisir emphatique ; d'avoir contemplé son agonie en éprouvant la cruelle satisfaction de ne plus se savoir seul à porter le fardeau d'un calvaire permanent. « hilde. je t'en prie, fais comme chez toi. » rétorqua t-il, sarcastique, avant de se retourner pour faire face à l'aînée Wolffhart. « désolé de te décevoir, mais le bureau des plaintes, c'est la porte à côté » moqua t-il, désignant d'un geste large la sortie. Il n'était pas d'humeur à supporter la leçon de morale de la fille de l'eau, Lex, mais Hilde n'était pas n'importe qui ; c'était l'amie d'Atalante – la sienne aussi, occasionnellement. Aussi se retint-il de la jeter hors de chez lui, d'être aussi désagréable qu'il l'aurait été avec n'importe qui d'autre. Pourtant, la voir, c'était revoir Atalante, revoir les inséparables gamines qu'elles avaient été, le duo amputé qu'elles étaient devenues. Et ça faisait mal, de sentir son fantôme dans le regard de l'autre, comme elle le voyait sans doute à travers le sien. « ma vie est un perpétuel amusement, hilde, ça ne se voit pas ? » qu'il ricana, son rire éraillé grattant l'air. Il n'était pas dans un état propice à la patience, d'autant plus que l'alcool circulant dans ses veines n'aidait pas à calmer l'irascibilité visible dans le coin de ses iris pâles.

« oh si Lex, et ça se sent jusqu'ici...  » et il ricane, parce qu'il sait que c'est vrai, que les fragrances de sa décadence sont odorantes, flagrantes. A vrai dire, il ne tente même pas de s'en cacher, offrant à son invitée le spectacle négligé de l'empire dégradé de son esprit chaotique sur son corps usé. « Je vois d'ailleurs que tu sais très bien t'amuser tout seul ce qui, pour être tout à fait honnête avec toi, est une option qui me rassure bien plus que de te savoir accompagné...  » la référence est loin d'être subtile, et ça lui arrache un petit sourire désabusé. Bien sûr qu'elle préfère qu'il soit seul ; mieux vaut ça que le savoir trop près de la ténébreuse Hettie, à la briser, la posséder, l'enchaîner. T'arrives trop tard, qu'il aimerait dire, parce que cette ronde débutée des années plus tôt ne connaîtra pas de fin, s'enroulera autour de leurs cœurs concupiscents jusqu'à ce qu'ils crèvent de désir, que leurs corps à force de se retrouver finissent par s'égarer. Il le sait, Lex, qu'Hettie n'abandonnera pas la relation malsaine qu'était et serait toujours la leur comme il ne le ferait jamais non plus, parce qu'il leur était impossible de trouver ailleurs la jouissance procurée par l'entrelacement lascif de leurs enfers, de leurs démons et de leur intarissable appétence pour la chair pécheresse de l'autre. Pourtant, le duo se fissure là où s'est insinué l'infâme poison des sentiments, et alors que la brune s'est confessée dans une hargne d'agonisante, il était resté muet, s'était contenté d'un dernier baiser, d'une dernière étreinte qui murmurait adieu – un mensonge, encore un. « ma compagnie semble être la seule supportable, en ce moment – tu crois que j'deviens misanthrope ? » ironique, lui qui a su mieux que quiconque profiter des plaisirs humains pendant des décennies se retrouve désormais incapable de supporter la présence de ses pairs autant que la sienne. Mais l'on ne peut s'extraire de soi, aussi le brun se contente d'être prisonnier de lui-même, porte ses chaînes avec la lassitude effrontée de ceux qui ont déjà abandonné. « Ne t'inquiète pas Lex, je ne suis pas venue te dire quoi faire ou ne pas faire, tout comme je ne suis pas venue te menacer de quoique ce soit.  » il renifle, railleur ; comme si ça aurait eu le moindre effet.  Qu'il ne l'aurait pas dégagée, où lui aurait rit au nez avec le peu de bonnes manières qu'elle lui connaissait. C'était pour ça qu'il l'avait toujours appréciée, Hilde ; parce qu'elle ne s’embarrassait pas de futilités courtoises, qu'elle allait droit au but. «  Toi et moi savons très bien que je n'en ai de toute façon pas le pouvoir. Néanmoins, j'ai eu vent de certaines choses et j'ai pu moi-même en constater les dégâts... Ce qui me laisse perplexe. Et concernée. Après tout, c'est tout ce que nous avons, nous autres... la famille... J'ose espérer donc que tu comprends au moins brièvement l'objet de mon inquiétude...  » et c'est un coup en plein cœur, la famille. Parce qu'elle en a encore une, Hilde, de famille ; il ne lui reste à lui que des ruines, la tombe d'une sœur trop juste, la traîtrise d'un frère qu'il ne reconnaît pas, des enfants qu'il n'arrive plus à contrôler – s'il l'a jamais su un jour. Il aimerait être à la place de la Wolffhart, n'avoir à se préoccuper que de ces peines qui cicatrisent si aisément, adoucies par le baume d'un temps qui, dans cette vie, ne peut rien pour son âme meurtrie – chaque respiration est douloureuse, chaque seconde pesante, et chaque regard porte une nuée de souvenirs projetés dans un passé qu'il ne peut changer. Ses doigts se crispent autour de la bouteille qu'il tient toujours dans sa dextre droite, alors qu'il laisse sa nuque reposer sur le dossier du sofa, riant d'un rire froid, amer, abyssal. La rage incendie ses veines d'une brûlure atrocement glaciale, remonte le long de son œsophage dans une bile qu'il cracherait bien aux pieds de la grande brune. « alors, ça, hilde, c'est drôle, vraiment très drôle » qu'il lance, cynique, se redressant sur son séant, trouvant un équilibre précaire sur deux guibolles bien maladroites à porter le poids de son corps, de ses tourments. « tu viens chez moi, sans prévenir, te plaindre des chagrins d'amour de ta charmante petite sœur » il se rapproche, un peu plus, et ses mots s'effilent, s'aiguisent à mesure que sa voix s'ombrage de mauvais présages. Il la déteste, parce qu'elle a ce qu'il sait qu'il n'aura plus jamais, une soeur ; qu'elle ose se pointer chez lui, assenant l'évidence d'une absence intolérable, adoptant le comportement qu'il aurait sûrement eu envers l'amant de sa propre sœur s'il avait osé la blesser. Dans sa lancée, il s'arrête, penche la tête, mime une réflexion qui n'est que pure comédie. « qui, d'ailleurs, savait très bien ce qu'elle risquait lorsqu'elle s'est lancée dans notre petit arrangement » parce qu'il sait qu'elle l'a vu, le monstre tapis dans ses entrailles, l'insensibilité affleurant dans le puits de ses opales nitescentes. « et tu crois, vraiment, que t'as une putain de légitimité ? » le ton monte, et d'un geste brusque, il brise la bouteille à leurs pieds. Le son du verre qui se brise est strident, perçant, semble encore porter son écho dans le silence qui le précède tandis qu'un fond d'alcool se répand sur le marbre de son appartement. « mon frère est un abruti fini qui va pas passer l'hiver, ma fille est reine d'une nation de tarés dont la moitié veut sa peau, ma sœur est morte et mes nièces ont sont en bonne voie pour connaître le même sort ... » qu'il énumère, conscient que les Osanos ne sont plus que quelques individus trop différents, à peine rassemblés par le même sang qui coule dans leurs veines. Et il n'en peux plus, il n'en peux plus de savoir que rien ne sera plus comme avant, qu'il a perdu une sœur, un frère, beaucoup trop de personnes qu'il connaissait, qu'il pouvait prétendre avoir, sans doute un peu, aimées. « et toi, toi, tu oses espérer que je fasse l'effort de m'intéresser à tes petits états d'esprit parce que ta putain de sœur est pas capable d'accepter les conséquences de ses actes ?! » Elle est revenue, Hettie ; n'a pas été capable de se tenir éloigné de lui lorsqu'il ne le voulait pas non plus. L'attraction est trop forte, transcende le danger de sa proximité. « c'est une blague » et son ricanement est presque nerveux, alors qu'il passe une main tremblante de rage dans sa tignasse corbeau. Il a l'impression qu'elle vient là se moquer de lui, et les brumes des alcools embrouillent sa vision, son esprit, ne délaissant dans leurs chimères qu'un amas nauséabond d'amertume, de fureur et de désespoir. « c'est une putain de blague » qu'il répète, ahuri. Et il rit. il rit parce qu'il a mal, parce qu'il ne sait plus comment souffrir, comment haïr sans violence, comment se retenir. Il a envie de brûler le monde jusqu'à l'os, de n'en laisser que des cendres comme le monde n'a laissé que des cendres de son cœur calciné.