— Arrête de faire la gueule. Son ordre est donné d’un ton jovial – non seulement il a la connerie depuis le début de cette mission (l’impératrice l’en a nommé le responsable officiel, ce qui a eu le don de faire sortir Idriss de ses gonds, et de décrocher un sourire moqueur à Harald au passage), mais en plus, l’air glacial qui recouvre les nuits désertiques d’al’freza a le don d’émousser chacun de ses sens. Il est chez lui. Tout ici semble un feu endormi, crépitant sous le sable froid, prêt à se soulever à chaque instant. Un volcan qu’il ressent tressaillir, gronder au plus profond de lui. Son élément n’a jamais été aussi performant que là, sur ses terres. Le feu s’y reconnaît, la chair s’électrise. Ils ont amené cinq soldats dévoués aux Swanson, tous performants et triés sur le volet pour satisfaire l’impératrice. La mission a beau être une routine, la paranoïa de Camilla a légèrement augmenté depuis ces derniers mois. Il sent le tranchant de son épée frotter contre sa cuisse à mesure de leur avancée ; il n'a jamais utilisé de fourreau, le jugeant inutile. Idriss et lui avancent devant, les cinq autres à l'arrière en ordre serré. Silencieux comme la nuit, ils ne sont pas mercenaires pour rien. Même la voix d’Harald se fond dans les sonorités du vent flamaerin, qu’il connaît par cœur comme une berceuse d’enfance qu’on peut chanter ad vitam aeternam. Cette mission l’excite particulièrement, il n’a que rarement l’occasion de partir avec son petit frère, qui plus est dans leur nation d’origine. Bien entendu, il faut qu’Idriss se gâche le moment tout en essayant de le lui gâcher à lui aussi. — Regarde-moi ça, souffle-t-il en ouvrant la main et en faisant apparaître en son creux une flamme ondulante qu’il avance vers son frère. — Il n’y a qu’ici qu’il est aussi rouge, aussi pur. Leur feu. Il referme le poing et la flamme s’étouffe et meurt en lui, lorsqu’ils quittent les falaises ensablées et aperçoivent l’entrée du village. D’abord, les lieux religieux et paisibles. Ensuite, protégés au milieu en zone stratégique, les quartiers bourgeois, puis tout au fond, contre les montagnes de feu, la zone grise. Là où pullulent misère et violence. Chez les habitants de la nation de feu, la pauvreté est synonyme de brutalité intense. On leur a signalé un mouvement contradictoire dans une auberge censée être condamnée depuis des années. Il faudrait être stupide, ou totalement fou pour engager une réunion dissidente en pleine nation-mère. Les villes du feu sont fidèles à l’impératrice, en règle générale. Soit il s’agit de mêlés abrutis fomentant une révolte qu’ils devraient savoir inutile, soit ils ont affaire à une famille – mais alors, une famille désorganisée à un point pathétique. Silencieux et rapide, il entame la marche et la descente jusqu’aux premières rues, désertes et endormies. Auparavant plongé dans la pénombre des vallées, son regard s’habitue peu à peu à la lumière des torches contre les murs de pierre. Un mouvement de tête fait signe à son frère de le suivre.

Il n’avait jamais violenté ses frères. Une fois seulement, une bagarre avec Yoric, commencée par ce dernier. Mais Idriss, personne n’avait jamais levé la main sur lui, ni Ernest, ni l’aîné Harald. Son simple nom suffisait à Idriss pour être protégé par une armure qu’aucun coup n’aurait pu enfoncer. Là où l’enfance d’Harald avait été une succession de brutalités diverses et variées, celle d’Idriss s’était déroulée dans la revendication et la contemplation. Une passivité qui lui pesait, semblait-il, mais dont il n’avait pas réellement conscience aux yeux de son frère. Les violences subies par l'aîné de la part du père auraient peut-être dû lui revenir, selon lui : une forme d’intérêt comme une autre. La haine d’Ernest Swanson valait-elle mieux que son mépris silencieux ? Il boue de l’intérieur, le gamin aux cheveux de feu, refusant de se laisser dépasser par le blond qui le domine presque d’une tête. Il ronge son os en crachant rejet sur rejet, insulte sur insulte. Et malgré tout ça, la violence d’Harald ne lui a jamais été destinée, pas même une seconde. Pas même en pensée. Il s’est souvent dit que c’était peut-être une question de désintérêt. Un être que vous aimez vient à vous insulter : il vous blesse. Mais la colère de son cadet était si puérile, qu’il l’observait comme un loup regarde un louveteau courir après sa queue.

Plus ils s’enfoncent dans les entrailles de la petite ville, plus tout devient sombre. La musique sifflante du vent vient cingler leurs oreilles, et si Harald se repait de ces griffures glaciales, son petit frère, en revanche, tremble de froid. Sa mâchoire se raidit. Espèce de petit bourgeois à la con. Las de son cocon launondien comme un prélat au lieu de profiter de l’ambiance unique de leur terre, de s’inspirer de cet air brutal pour vivre en lui et le laisser vivre en soi. Les villes de feu sont comme une drogue pour le guerrier. Les effluves graisseux de la capitale, eux, ont des relents d’insupportable apathie. L’auberge se dessine entre les ténèbres, sa faible lueur tremblotant au travers les deux petites fenêtres qui bordent la porte. S’il y avait des bruits de paroles à l’intérieur, ils se taisent en tout cas lorsque les ombres des frères Swanson se dessinent dans l’entrée. D’un mouvement des doigts, le bras tendu vers le bas pour être invisible des hommes de l’intérieur, Harald fait signe à son équipe de border l’auberge et de se tenir prête à intervenir. Pour l’instant, ce sera seulement lui et Idriss. Après un regard entendu à son frère, il pousse la porte de l’auberge et entre, la main sur le pommeau de l’épée.

@idriss swanson