Il errait comme une ombre, un fantôme, une âme en peine. Sans buts, sans perspectives d’avenir. Sans plus rien à quoi se raccrocher. Parce qu’il savait pertinemment ce qu’il avait fait, quelle erreur il avait commise. Et, malheureusement pour lui, il ne pouvait rejeter la faute sur personne d’autre que sur lui-même. Alors, il tentait de tout oublier. De se jeter dans les bras rassurants de l’amnésie la plus parfaite. L’alcool aidait. S’entraîner au combat jusqu’à avoir des bleus plein le corps également. Et puis, il y avait les femmes. Par dizaines. S’enivrer de l’odeur de leur peau, de la douceur de leurs caresses. Cela lui permettait de ne pas voir que son existence tombait en ruines, que le ciel lui tombait sur la tête. Il avait trahi le seul homme qui n’ait jamais cessé de croire en lui. Son ami. Son frère. Son amant. Son roi. Et il avait jeté tout cela aux ordures pour une femme. Qu’il n’aimait même pas, même s’il vénérait son corps de déesse. Heureusement, Alea l’aidait à ne plus y penser. Elle aussi était en proie à ses propres tourments. Elle aussi avait des démons à rendre muets. Ils s’appuyaient mutuellement l’un sur l’autre. Sur leurs corps nus entremêlés. Sur leurs souffles courts qui se rejoignaient. « Kaz ! » Cri de joie qui le tira de ses sombres pensées. Il se retourna brusquement, le maître du métal. Sur ses gardes, toujours prêt à esquiver. Persuadé que tout le monde connaissait ses vilains petits secrets et qu’il pouvait être, d’un moment à l’autre, emmené en prison. Jugé pour un crime qu’il ne parvenait même pas à expliquer. Il ne pouvait se justifier, l’impétueux. « Comment vas-tu depuis le temps ? » Le Kayrin le serra dans ses bras, un grand sourire joyeux barrant son visage buriné. Jorah était son ami depuis … Presque toujours, en réalité. Ils avaient grandi ensemble. Comme deux frères. Mais lui aussi, il l’avait trahi. Sans même en avoir conscience, pour le moment. « Oh, tu sais, la routine. Les filles, les fêtes. Toujours la même chose. » Le Ravenscar retint avec peine la grimace qui menaçait de déformer ses traits. La même routine monotone. Toujours la même chose. Les années passaient à une vitesse effrayante et lui restait là, sans bouger. Le temps s’écoulait tout autour de lui, en lui. Mais rien ne changeait véritablement. Absolument rien. Il était toujours cet adolescent insouciant qui voulait échapper aux responsabilités. « Et toi, alors ? Une grande nouvelle à m’annoncer ? Aurais-tu enfin trouvé chaussure à ton pied ? »

« Tu ne changeras jamais décidemment. » Et c’était précisément le nœud de tous ses problèmes. Le catalyseur de tous ses troubles. Parce qu’il refusait d’avancer, d’évoluer. Parce qu’il voulait, viscéralement, rester ce gamin sans soucis, sans préoccupations, sans responsabilités. Rester ce séducteur sans attaches, cet homme à qui les femmes ne disaient non. Ce soldat, grand enfant et ami fidèle. Autrefois fidèle, plutôt. Parce que désormais, ce n’était plus vraiment le cas. Et ça lui pesait, terriblement. Plus que ce qu’il voulait bien l’admettre. Assis auprès de Jorah, le confident de toujours, le Ravenscar réalisait à quel point son existence ne tenait pas la route. Il avançait sans buts, sans espoirs. Se contentant de collectionner les conquêtes et de récolter des bleus à l’entraînement. Ça lui avait suffi durant si longtemps. Kaz n’était pas un homme de changement. Il aimait ses habitudes, sa routine. Et il savait que tout était sur le point de changer. A cause de lui. A cause de ce qu’il avait fait. Pour elle. « Allez, dis-moi tout. Qui est la dernière à avoir succombée au charme du ténébreux Ravenscar ? » Sourire satisfait qui étira les lèvres du maître du métal, alors que les souvenirs de sa nuit passée avec Alea affleurait à la surface de sa conscience. Jamais il n’aurait cru franchir ce cap, avec celle qui avait été, durant si longtemps, son amie et alliée la plus précieuse. Mais ils avaient tous les deux besoin d’un moment de répit, de pouvoir oublier leurs tourments. Et la solution s’était présentée d’elle-même. Le péché de chair, si abusif, si jouissif. Si amnésiant. « Oh tu sais, il y a bien quelqu’un, mais je doute que ça aille plus loin entre nous. » Cette fois, le terrible impétueux était clairement intéressé. Il haussa un sourcil, perplexe, encourageant son ami à continuer sur sa lancée. Pour une fois que Jorah semblait épris, Kaz n’allait pas lui laisser l’opportunité du mystère. Il avait éveillé le feu de la curiosité en lui. « Passons un marché, tu veux ? Tu me dis qui est cette femme qui a enfin réussi à capturer l’insaisissable cœur de Jorah Kayrin et je te révèle l’identité de cette vieille amie qui a succombé à mon charme ravageur. » Il ne savait pas dans quoi il s’embarquait, le Ravenscar. Ne savait pas qu’une fois encore, il allait décevoir un des hommes qui comptait le plus pour lui. Voué à la traîtrise, même involontaire.

« Très bien, faisons cela. Mais à une condition. Toi d’abord. » Il devait violemment se retenir de sourire, l’enfant des forêts, nouveau maître du métal. Parce que le petit Kayrin ressemblait plus que jamais à enfant ayant fait une bêtise. Il se tordait les mains, un rictus nerveux accroché sur ses traits altiers. Regard fuyant et voix incertaine. Kaz aimait à le taquiner quant à sa vie amoureuse compliquée, surtout face à ce cœur de porcelaine qui pourtant ne s’était jamais véritablement amouraché. Alors que le Ravenscar, quant à lui, s’enivrait de chaque nouvelle créature féminine qu’il croisait. Véritable différence de caractère, entre ces deux-là. Et pourtant, leur amitié avait été immédiate. Pleine. Complète. Comme deux vrais frères, jamais ils ne s’étaient déçus. Même après l’exil initial de l’impétueux, Jorah lui était resté fidèle. Ils se soutenaient, apprenaient de leurs divergences respectives. « Très bien, Monsieur Timidité. » Il riait, le Ravenscar. S’amusait de la réserve de son ami. Lui qui n’était qu’exubérance, toujours dans le trop et l’exagération. Il s’esclaffait de manière à ce que tout le monde l’entende, roulait des mécaniques en public et ne cachait jamais rien de sa vie intime. Le monde entier savait à qui il passait la nuit et ce qu’il faisait à toutes ces femmes qui ployaient devant son sourire ravageur et ses phrases d’accroches préparées. Véritable caricature ambulante, qu’il était. Vrai séducteur mais incapable d’être lui-même, de faire preuve de spontanéité. Les filles changeaient, ne se ressemblaient pas. Mais le déroulement était toujours le même, tout comme les bribes de phrases échangées. Et cela finissait, inlassablement, de la même façon. L’oubli durant une nuit, quelques heures seulement. Et puis, le terrible retour à la réalité. Aux doutes, aux remords, aux regrets, à cause de cet acte indicible dont jamais il ne se repentirait assez. « J’avais besoin d’être diverti et figure-toi que cette fille, à qui je n’avais jamais touché auparavant, que je n’avais jamais regardé comme ça m’a littéralement sauté au cou. » Sourire lubrique alors que le souvenir de cette nuit revenait à la surface de sa conscience. « Je n’aurais jamais pensé qu’Alea puisse avoir une telle sauvagerie en elle. Mais enfin, assez parlé de moi. A ton tour, désormais. »

« Tu as couché avec elle ? » C'était une véritable explosion de fureur, un déchaînement d'une colère inouïe, qui envahit les entrailles de l'ami de toujours. Brusquement, il se leva, comme mû par des ressorts invisibles. Les yeux aussi noirs que la nuit, des perles d'ombres insondables, où ne perçait plus aucune humanité. Rien que la haine à son état le plus pur, le plus flamboyant. Le Ravenscar resta là, interdit, ne comprenant absolument pas ce qui se tramait. Jorah paraissait être dans tous ses états, pour une raison que le maître du métal ne parvenait pas à saisir. Et c'était comme si tout recommençait, encore une fois. Parce que, pour une raison qui lui était inconnue, leur amitié venait de connaître un tournant irréparable. Quelque chose venait de se briser, à tout jamais. « Non mais je rêve. C'est impossible, tu te les fais vraiment toutes ? » Il se redressa sur ses jambes à son tour, Kaz. Le Kayrin était peut-être l'un de ses meilleurs amis, mais l'enfant des tempêtes restait un homme. Et terriblement fier, avec un ego particulièrement développé. Et il ne pouvait accepter de se faire parler sur ce ton sans protester. Sans montrer un peu de vigueur. Il gesticulait dans tous les sens, l'autre enfant de la terre. Tentant probablement d'apaiser les démons tourmenteurs qui s'agitaient à l'intérieur de lui. « Et je devrais passer après toi, dis-tu ? » Grimace de fureur qui déforma le beau visage du bronze. Il se sentait terriblement insulter, d'autant plus de la part de celui qu'il avait toujours adoré. « Aléa n'est pas un objet, ce n'est pas une chose avec laquelle on peut s'amuser, tu comprends ? Elle est perdue, totalement perdue, elle ne sait plus qui elle est. Ca tu vois, ça ne l'aide pas. Les mecs comme toi ne l'aident pas. Tu savais qu'elle était dans cet état et ça ne t'a pas arrêté. J'oubliais, du moment que tu peux te la faire, tu t'en fous complètement de son état mental. » Les grandes mains calleuses du Ravenscar vinrent aggriper le col du t-shirt de son ami, alors qu'il grogna : « Ta gueule, Jorah. T'as rien compris, si tu crois que je lui fais du mal. Devine quoi ? Elle en avait autant envie que moi. Elle en avait besoin. Et je lui ai donné ce que tu ne pouvais pas lui offrir. Le véritable oubli, ça vient avec le sexe et pas de timides regards langoureux. C'est moi qui l'aide, bien plus que toi avec tes discours ridicules. Je ne l'ai pas forcée à s'envoyer en l'air avec moi et elle en a redemandé. Sans se faire prier. » Kaz le relâcha, s'éloigna. Son visage figé dans une haine brûlante. Alors qu'en lui hurlait la plus profonde des déceptions. Celle de s'emporter ainsi face à un homme qui était profondément blessé dans ses sentiments sincères pour une femme. Mais aussi celle d'avoir trompé, une fois encore, quelqu'un qui lui était cher. Gunnar. Adonis. Jorah désormais. Il semblait ne semer que duperie et déception dans son sillage. Il faisait du mal, sans même s'en rendre compte. Sans comprendre la portée de ses actions. Aveugle à toutes choses, exceptés ses propres désirs et envies. « T'es simplement jaloux, c'est ça la vérité, Jorah. Parce que t'es tellement timide que t'es même pas foutu de dire à une femme que tu l'aimes. C'est toi le misérable, dans l'histoire, pas moi. » Et sur ce, il tourna les talons. Sans être vraiment sûr d'avoir dit la vérité. Et de ne pas être le coupable.