Ils se frayaient un chemin parmi la foule. Toujours un peu plus épaisse, à mesure que le temps passait. De véritables ombres, perdues au milieu d’une véritable marée humaine. Absolument anonymes, dissimulés sous leurs immenses capuches noires. Dissimulant leurs traits altiers, leurs crinières blondes et l’éclat mesquin de leurs yeux. Comme toujours, l’intrépide Jonah était parti en reconnaissance. S’assurant qu’aucun véritable ennemi ne se dressait entre eux et leur destination. Et cette dernière n’était autre qu’un immense monument, érigé devant le palais des Valaeris. Pierre taillée en l’honneur de la souveraine disparue. Probablement le dernier endroit où les gens s’attendaient à voir le Vasara ainsi que son infernale complice de toujours. Mais aujourd’hui n’était pas le jour d’une énième manipulation psychotique et retorse. Aujourd’hui était un jour de paix, de calme. Un jour pour dire Adieu. Pour laisser les regrets, les doutes et les remords s’exprimer. Sa main nue blottie dans celle d’Elvira, Achille avançait parmi la masse. Tentant de leur frayer un chemin, de protéger son âme-sœur de toujours de l’infâme touché de la plèbe. Elle était fébrile et il était lasse. Le poison n’était plus présent dans son organisme. Plus depuis des jours. Mais cette mesquine fatigue ne le laissait pas en paix pour autant. Il en ressentait les effets à chaque instant où il était éveillé. Mais il ne pouvait pas s’arrêter, le conspirateur. Ne pouvait pas ralentir. Le mouvement en dépendait, leur avenir à tous. Et il portait le fardeau de leurs espoirs sur ses épaules. Lada, Asteria, Yekatarina, Silke, Scylla, Jonah. Ils comptaient tous sur lui. Et il ne pouvait les décevoir. Tout échec était interdit. Et puis, plus que tout, il y avait sa compagne des ombres. L’amie de toujours, la complice permanente. Véritable moitié. Complémentarité parfaite. C’était en partie pour elle, qu’il avait proposé cette expédition plus que risquée. Parce qu’Elizaveta était de son sang. Sa cousine. Et que sa perte la touchait. Peut-être même plus qu’elle ne voulait le laisser entendre. Lui regrettait également la mort de la reine. Il ne partageait pas ses idéaux, exécrait sa façon de voir les choses. Mais il ne la détestait pas. Pas viscéralement, du moins. Si la couronne lui était revenue, il lui aurait proposé de partir prendre une retraite bien loin d’Aeristin. Sans elle à la tête de l’opposition, sa rébellion bruyante prenait une tournure bien différence. Désormais, Achille affrontait de véritables ennemis. Et non plus des rivaux. Les Belikov, cette engeance maudite qu’il haïssait du plus profond de son cœur. Les Valaeris mouraient plus rapidement que de coutume, depuis quelques temps. Et il espérait qu’il en serait de même pour eux. Rictus carnassier sur son visage qui s’effaça bien rapidement de son visage. Trop harassé pour laisser libre cours à ses démons. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui n’était pas dédié à la conspiration et à semer le chaos. Il entremêla ses doigts à ceux de la divine qu’il comptait bien ériger au plus haut des rangs. Seigneure de Volastar. Ce titre lui seyait à merveilles. « Je suis là. Un mot et nous rentrons. » Un souffle à peine audible. Mais Achille et Elvira savaient se comprendre sans recourir à l’usage barbare des mots. Communion suprême d’âmes dévoyées, perfides et mesquines. Faits pour être ensemble. Une certitude qu’ils n’avaient jamais tenté de repousser. Le Vasara déposa la couronne de fleurs blanches à côté d’une ribambelle d’autres. Elizaveta Valaeris, imprenable Reine des glaces. Un masque au cœur duquel elle avait fini par se perdre. Dommage. Il aurait tant aimé pouvoir la rallier à sa cause. Peut-être dans une prochaine vie. L’espace de quelques instants, le cruel Vasara relâcha son étreinte autour d’Elvira. Croisa ses mains devant lui et ferma les yeux. Tentant ridiculement de trouver une paix intérieure à laquelle il n’avait jamais pu prétendre. « Adieu, ma Grande Ennemie. J’espère que tu as trouvé la paix, où que tu sois. Dans un monde tel que tu l’avais imaginé. Un monde où je n’existe pas, je suppose. » Le Vasara s’autorisa un petit sourire sarcastique, avant de reprendre : « J’offrirais à Aeristin ce dont il a besoin. Je prendrais soin de ton peuple. De notre peuple. Je le conduirais à la gloire, à la prospérité et à la liberté. » Et c’était ce qu’il croyait. Du plus profond de son âme. Relâcher les ténèbres pour ouvrir les aeristis à un avenir flamboyant. « Tu ne méritais pas de partir si tôt. J’ai été fier de lutter contre toi. Tu as été une adversaire de taille. Mais un jour, nous nous retrouverons. Et en attendant, je réussirais à t’ensevelir là où tu le mérites. Avec Nevenka. C’était ce que tu voulais. » Achille porta deux doigts à ses lèvres, avant de les diriger vers le ciel : « Attends-moi dans la mort, que notre affrontement puisse reprendre. Je suis certain qu’une partie de moi te manque. » Et puis, le perfide se glissa derrière Elvira. Véritable soutien, pilier. Jamais il ne la laisserait tomber. Il était là. Malgré vents et tempêtes. Pour le meilleur et pour le pire. « Il est temps, Elvira. »

Cohorte amassée au pied du palais. Les couleurs se sont fanées, comme les fleurs avant elles, sans cesse remplacées par de nouveaux bouquets. La reine est morte, vive la reine. Ombres se frayant un chemin entre la masse rameutée sous l'égide d'une seule idole, celle dont on se languie déjà, jusqu'au pauvre hère traînant ses guibolles avec lenteur, dans l'espoir d'apercevoir quelque chose, une apparition, un signe. Ils ne savent pas, pas encore, que là haut déjà, dans les tours, le destin de leur nation est déjà jouée. Que la mère supérieure n'a pas hésité un instant avant de déshériter les siens. Sa propre fille usurpé. Et si Elvira s'associe au vilenies, si elle ne désire d'autre fatum que celui dans lequel Achille embrasse la place la plus haut juchée, elle sait sciemment qu'aucun d'entre eux n'aurait si brutalement profité de la situation. Chacals. Si seulement ils savaient qu'alors qu'ils geignent sous les portes, peuplade naïvement amourachée, d'autres profitent honteusement de la situation. Ires noirâtres portée en son sein comme un enfant qui n'aurait jamais éclos, c'est pleine d'amertume qu'Elvira se laisse guider par la pogne de son tendre miroir jusqu'aux abords du bâtiment, devant le parterre blanchâtre, dernier hommage rendu à leur souveraine à tous. Alors qu'Achille s'agenouille, elle semble se recroqueviller, noyée sous une capeline noirâtre pour mieux camoufler les arabesques qu'on couvre d'opprobre par delà les contrées, retentissement salaud dont aucun ne se targuera d'être le détracteur. Il n'y a bien qu'Eros pour la torturer de la sorte. Elle ne l'a jamais haïe, Liza, ou peut-être qu'elle a seulement cru le faire. Il n'y avait que des rancœurs qu'elle n'a jamais su faire taire, ces jalousies teintées d'amertume que de ne pas avoir le père qu'elle aurait aimé avoir. La prise de conscience ensuite, réalisme confondant qu'elle avait elle-même été savamment instrumentalisé par celui qu'elle idolâtrait. De là, à mort les dissensions. Après tout, elle avait même tenté de l'aider, lui suggérant qu'elle légitimerait son disgracieux bâtard – et même si le tout était stratégique, il n'en était pas moins curieusement aimable, comme pour tenter gauchement de mettre fin à leurs cruels anathèmes. Pogne glissée dans le dos de son double, Elvira se signe, elle qui n'a jamais été plus athéiste ; c'est qu'elle s'est longtemps cru maudite, indigne des prévenances divines. Peut-être était-ce vrai, au fond, parce que sans Achille, elle n'aurait jamais été si seule, abandonnée de tous. Liza avait eu malgré tous leurs désaccords les prévenances manquantes à d'autres et pour cela, elle n'avait pas pu rester à l'écart, ne pas venir rendre un dernier hommage à sa complice d'antan. Furies blondes en leurs jeunes années, sans cesse lovées ensemble auprès de quelques cheminées les soirs d'hiver, lorsqu'Elvira fuyait sa mère, craignant son père. Il n'y avait jamais eu de foyer Valaeris chez elle, et Liza avait tout ça – était tout ça. Pour un temps seulement. Elle aurait voulu que son enfant sache, qu'il connaisse sa tante, et elle savait que ni elle ni Achille ne manquerait à l'engagement qu'ils s'étaient fixés. Elizaveta ne quitterait pas les mémoires. Elle n'avait jamais été mauvaise reine, mais au jeu des trônes ne suffisaient guère les constats solennels. Par les exactions et par les maux il leur fallait agir, coûte que coûte, et ce même s'il fallait faire couler le sang de l'usurpatrice qui restait retranchée derrière les hauts murs, derrière la blancheur immaculée et les airs de façade. Elle destituerait la harpie de son feu oncle, feu son père, parce que sans lui elle n'était rien – une femme, un fantôme, un souvenirs d'un passé qu'on ne pouvait plus supporter, tolérer, et qui ne devait plus être. Elle le jurait, ici, solennellement, en ployant le genou, ébauche timide de quelques respects à l'être perdu. Se mordit la joue jusqu'au sang pour ne pas laisser échapper quelques plaintes qui risqueraient d'attirer l'attention sur sa personne, elle qu'on nommait déjà sorcière, précipitant sa cavalcade infernale jusqu'au bûcher. C'est qu'elle aime provoquer, Elvira, ne recule devant nulle incartade tant qu'elle lui est favorable. Quelques mots murmurés, qu'on discerne à peine, dans une pudeur indécise. Elle n'veut pas qu'on l'entende, ne veut pas que quiconque devine la peine qui enserre son cœur, palpitant mal en point après des décades à tolérer l'inconcevable géhenne des femmes rejetées. « Achille. » qu'elle le presse alors qu'il récupère sa main, enserrant leurs doigts, attirant son attention. « Achille, elle ne peut pas rester là. Je ne laisserais pas Dyana s'en sortir comme ça. Je refuse de laisser Liza. Je lui dois ça. » Ce ne sont que les mots d'une exultation d'une quelconque hystérique, et c'est sûrement ce qu'elle est, les joues ainsi couvertes de larmes. Dans son état normal – pas tout à fait, puisque c'est un enfant qu'elle porte, martyrise ses humeurs, et c'est un neveu que son double féminin ne connaîtrait jamais. Il sait sans mal qu'elle ne changera guère d'avis : « Nous devons emmener sa dépouille. Je ne partirais pas sans. »

« Achille. » Comme une plainte s’échappant des lèvres de l’adorée alors que leurs doigts s’entremêlaient. L’enfant des cieux rêvait de la prendre dans ses bras, de lui promettre que tout irait bien et qu’elle ne perdrait plus personne d’autre. Mais il se tenait là, à ses côtés, immobiles. Incapable de faire quoi que ce soit pour apaiser la douleur monstre qui secouait les entrailles de la Valaeris. Il ne pouvait que lui prouver qu’il était présent pour elle, présent pour recueillir les larmes dévalant ses joues de porcelaine. Présent pour l’aider à supporter le poids de son chagrin. Présent pour tout même dans ces horribles moments où il ne pouvait agir. Simple spectateur de cette peine qu’il aurait pourtant tant voulu effacer du visage de sa comparse éternelle. « Achille, elle ne peut pas rester là. Je ne laisserais pas Dyana s’en sortir comme ça. Je refuse de laisser Liza. Je lui dois ça. » La relation entre les deux cousines n’avait jamais été au beau fixe. Dès le début, Elvira avait pris le terrible parti du Vasara. Pourtant, il savait Achille. Savait que ce n’était pas de la haine pure et flamboyante. Juste une divergence d’opinions, quelque chose qui ne sonnait pas le glas de la mort des liens familiaux. Lui-même ne la détestait pas, cette grande adversaire contre qui il avait tant lutté. Il voulait sa couronne, sa place, son pouvoir. Mais pas son existence. Apprendre sa mort avait été étrange. Comme un bouleversement profond dans son existence. Comme une remise en question de ce qu’il avait toujours tenu pour certain, immuable. Il déplorait la perte de feu la souveraine des cieux. Même s’il ne verserait pas de larmes. Même si les regrets et le chagrin ne le consumaient pas. Mais Achille ressentait la souffrance de celle qui était, à n’en pas douter, son âme-sœur. Et rien que pour cela, il pleurait la perte d’Elizaveta. La regrettait, profondément. Elle avait été une ennemie de taille, cloîtrée derrière ses murs d’albâtre. Ils s’étaient querellés, guerroyés. Mais cela avait toujours ressemblé à un jeu d’enfant grandeur nature, transposé dans le monde des adultes. Désormais, tout serait différent. L’infâme le savait parfaitement. C’était contre une vieille mule que son mouvement devrait maintenant lutter. Descendante des plus grands, probablement plus que ravie d’enfin remettre la main sur ce qui, autrefois, avait appartenu à sa famille originelle. Mais tout cela ne le préoccupait pas. Pas pour le moment, du moins. Ce n’était pas le temps de la guerre, de la stratégie ou de la destruction. C’était le temps des adieux, du chagrin et du recueillement. Achille n’était pas venu faire d’éclat, preuve en était de son accoutrement plus qu’ordinaire. Elvira et lui se fondaient dans cette masse qu’ils haïssaient pourtant de toutes les fibres de leur âme. Anonymes alors que d’ordinaire, ils n’aimaient que briller. Encore et toujours plus. « Nous devons emmener sa dépouille. Je ne partirais pas sans. » Un nouvel idéal qu’Achille ne pouvait réaliser. Pas encore, du moins. Ils ne pouvaient pas se permettre ce coup d’éclat. Pas encore, du moins. Parce que ce ne serait pas impunément qu’ils pourraient s’emparer de la dépouille de la cousine chérie. Une fois triomphants, auréolés de gloire, alors Achille rendrait hommage à la guerrière. Au sang de celle qu’il s’était juré de protéger, à n’importe quel prix. « Pas encore, mon ange. Je le voudrais, je le ferais si c’était possible. Dès qu’une fenêtre d’occasion s’ouvrira, je volerais t’apporter la dépouille de Liza. Afin que nous puissions lui rendre les véritables hommages qu’elle mérite. Mais pour le moment, nous sommes impuissants. Le corps encore chaud est fidèlement gardé par la mégère portant désormais la couronne. » L’impitoyable glissa un bras autour de ses épaules, l’amenant contre lui. Lui offrant le peu de chaleur qu’il était encore capable d’offrir. Parce qu’il se remettait avec une lenteur consternante de ce poison de feu qui avait bien failli lui coûter la vie. Celui-là même qui avait emporté Nevenka. « Nous tuerons Dyana, on l’exilera, on la torturera, tout ce que tu voudras. Mais nous devons partir, Elvira. Cet endroit n’est pas sûr. Et je ne compte pas te laisser t’exposer alors que mon neveu se cache dans ton ventre. » Il la tira loin du monument érigé à la gloire de la regrettée cousine, la protégeant du monde extérieur du mieux qu’il pouvait. Essuyant les larmes traîtresses qui débordaient de ses yeux de jade. Lui promettant le monde et les étoiles, le soleil et l’entièreté du système solaire. Susurrant son nom à chacun de ses pas, l’épaulant de toutes ses forces. Elle, grand pilier de son univers précaire. Elle, reine de chacun de ses pas. Âme-sœur platonique, trouvée au cœur même du néant, des ténèbres et des ombres. Là d’où ils étaient extraits.