Elua pianotait de ses longs droits sur les accoutoirs couverts de tissu du fauteuil où il avait pris place. Il était tendu ces derniers temps et certains vieux tics trahissant ce sentiment tendaient à ressortir. Les mouvements frénétiques de ces doigts en faisaient partie, de même que les ongles de ses pouces rongés jusqu'au sang. Autant de failles discrètes qu'il s'essayait à dissimuler aux autres, préservant ainsi son image. Malheureusement, s'il pouvait berner beaucoup de monde, ses proches étaient largement plus difficiles à convaincre. Ses parents avaient le don de saisir le fil de ses pensées avant même qu'il ne s'essaye à la confidence et Ariane elle aussi manifestait un certain talent pour décortiquer ses gestes et expressions faciales. Il laissa retomber ses mains sur ses genoux et serra légèrement les poings. Son regard se posa sur l'horloge trônant contre l'un des vastes murs de la pièce et il éprouva un soulagement discret à constater que le moment était venu de s'esquiver. Il se redressa sur son siège à l'instant même où Ariane commençait à s'agiter sur le sien. Avant qu'elle n'ait eut le temps de desserrer les lèvres, il ouvrit la bouche et sa voix s'éleva, calme et assurée. « Je vais devoir vous fausser compagnie à toutes les deux. » Annonça-t-il sobrement en se levant, peu résolu à débattre sur la question. Il ne demandait là l'autorisation de personne. Il échangea une œillade furtive avec sa mère, cette dernière ayant été placée dans la confidence de ses intentions pour des raisons pratiques. Il n'en allait pas de même pour Ariane qui semblai tout a coup bien agitée. Sa bouche s'ouvrit, mais Elua ne la laissa guère s'exprimer. Sa voix s'éleva à nouveau avant que l'aînée Griffith ait eut la possibilité d'en placer une.  « Il est question que je m'absente une heure tout au plus. Reste donc avec mère jusqu'à mon retour » et cela n'avait rien d'un ordre énoncé. Non. Il n'entendait pas la forcer à quoi que ce soit, mais entendait bien s'assurer qu'elle ne mette pas un pied en dehors du domaine familial avant son retour. Ariane fit mine de rétorquer mais Elua qui n'était guère d'humeur à parlementer pressa doucement son épaule d'une main avant de faire volte face.
Il savait avec précision ce qu'elle aurait dit s'il lui avait laissé l'opportunité de s'exprimer. Qu'elle ne pouvait guère rester à la citadelle. Qu'elle avait quelque chose à faire, or Elua savait précisément de quoi, ou plutôt de qui, il s'agissait. Comme souvent ces derniers temps, elle avait prévu de rencontrer Tobias Estermont. Cette information, Elua n'était pas particulièrement de la manière dont il l'avait récolté, mais en l’occurrence il aimait à penser que la fin justifiait les moyens. Il avait le sentiment justifié que ses rapports autrefois assez complices avec sa future fiancée n'avaient aujourd'hui de cesse de se distendre. Il lui semblait qu'un gouffre était peu à peu en train de se creuser entre Ariane à lui et il était bien résolu à le traverser avant que la tâche ne devienne trop ardue, voir franchement  impossible.
Elua n'avait pas la naïveté de croire que Tobias était la seule et unique raison de la dégradation progressive de sa relation avec Ariane. Non, Tobias ne constituait qu'un détail parmi tant d'autres, détail qu'Elua allait devoir régler sans attendre avant que la situation ne dégénère trop. Il quitta la pièce familiale, son adiutor Stellan calquant ses pas sur les siens tout en respectant une distance raisonnable entre eux deux (assez loin pour lui accorder la liberté qu'il avait toujours entendu conserver mais suffisamment près pour pouvoir le défendre au besoin). Elua c'était familiarisé à la présence du mêlé voilà plusieurs années, apprenant à percevoir sa proximité comme un atout plutôt que comme une gêne. Non pas qu'il estime avoir besoin de Stellan. S'il n'avait jamais échoué dans les rangs d'une armée, sa destinée étant tout autre, Elua avait néanmoins appris à se battre et déployé beaucoup d'énergie dans cet exercice. Ces longs entraînements lui avaient permis de travailler son adresse et son habileté au combat, tant dans un but défensif que offensif. Sous sa tunique en soie richement décoré, Elua dissimulait son épée, devenue une véritable extension de son bras. Que Stelllan l'accompagne ou non, il ne faisait pas un déplacement sans s'être assuré de sa capacité à se défendre au préalable. Non pas qu'il se sente menacé dans le cadre de sa rencontre à venir avec Tobias Estermont. S'il n'avait pas la sottise de sous-estimer le garçon, il n'estimait pas courir de danger à son côté, pour tout un panel raison. Et c'était réciproque. Elua n'entendait nullement croiser le fer avec l'adiutor d'Eros. Il avait juste à cœur de précipiter son départ de Biogheriha.
Elua entrepris calmement le trajet jusqu'au lieu de rendez-vous fixé. Sa démarche était sereine et gracieuse, débordante d'assurance et son expression faciale presque bordée de tendresse alors qu'il adressait sourires et autres gestes et paroles courtoises à l'intention des personnes qu'il croisait au fur et à mesure de sa progression au cœur de la ville l'ayant vu naître trente-cinq années auparavant. Elua connaissait sur le bout de ses doigts la majestueuse étendue de terre que constituait Biogheriha. Cette ville n'était autre que son berceau, le théâtre majeure de toute son existence. Il adorait profondément ce lieu, de même qu'il aimait d'un amour sans bornes sa nation et ses habitants. C'était ce qui lui rendait le règne de l'usurpateur Adonis aussi douloureux et insupportable. La simple présence de ce monstre à la tête de sa nation suffisait à lui donner des envies de meurtre. Elua tâcha de repousser sa soif de sang dans un coin de sa tête alors qu'il atteignait le lieu de rendez-vous. Il jeta un regard circulaire, sa main effleurant rapidement le pommeau de son épée avant que son bras ne retombe sagement le long de son corps. Il demeurait toujours sur ses gardes. Il aurait été bien sot d'agir autrement. Après tout, la guerre était déclarée et Elua n'avait pas la bêtise de s'imaginer que toutes les âmes présentes à Biogheriha lui voulaient du bien. Stellan était habité par la même pensée, le corps tendu comme un arc. Elua ne lui accordait pas un regard mais sentait malgré tout sa présence. Il n'eut pas besoin de le chercher des yeux pour savoir qu'il s'était immobilisé dans l'ombre quelques pas plus loin, prêt à surgir dans la lumière au moindre signe d'altercation. Elua continua à sonder l'horizon du regard en quête du faciès reconnaissable de Tobias Estermont, mais il n'état pas encore arrivé. Soucieux de ne pas le faire fuir, Elua alla à son tour se dissimuler dans l'ombre, tâchant de disparaître dans le paysage coloré tout en guettant l'arrivée du mêlé orange.

Biogeriha, la pieuse. Ville sainte sur laquelle les Dieux veillaient et où, depuis peu, les impies félons ne pouvaient mettre le pied. Qu’ils étaient bons, ces Wheatdrop, seigneurs vestales qui portaient sur leurs épaules les faveurs des divins, missionnaires de leurs souverains suprêmes. Il aurait volontiers ployé le genou devant eux, et offert son épée et ses pantins à leurs mains, si seulement ne menaçaient-ils pas de détruire tout ce en quoi Tobias avait porté son cœur ; Ariane était leur, et jamais ne l’accorderait-il.
Biogeriha, ville refuge. Des semaines qu’il errait dans les rues de la citadelle aux pierres d’antan, ses pieds frappant les pavés des ruelles sombres. Il résidait dans une des nombreuses auberges de la ville, malgré lui protégé par l’aura fervente des seigneurs du lieu. Lui qui, partout ailleurs, était recherché, trouvé ici bas l’asile dans les bras de ceux qui partageaient ses dogmes — il n’était pas plus criminel qu’ils ne l’étaient, simple envoyé des Dieux dont la parole se perdait dans les échos des indignes.
Biogeriha, venise des ombres. La romance qui flânait dans les méandres de ses secrets, et les arômes d’amour qui embaumaient son passage. C’est pour elle qu’il était là, elle et elle seule. Elle dont il s’était autrefois détourné, erreur grossière, et elle qu’il avait retrouvé dans les contrées étrangères. Elle lui avait offert, de sa paume délicate, le refuge recherché et les baisers enviés. Son rire, mélodieux, venait de nouveau frémir à ses tympans, lorsqu’il déposait d’entre ses lippes milles promesses sur sa peau délicate.

Biogeriha était la renaissance d’un homme ; la parenthèse dans sa vie chaotique.

Il s’approcha, à pas moindrement feutré — ainsi en sécurité, il ne faisait plus que très peu attention —, du lieu convenu pour retrouver la rose. Il sourit à la simple pensée de son visage lumineux, et de ses ambres rieuses, et de sa voix gracile ; dieux, qu’il était amoureux ! Fou qu’il avait été de la laisser de côté — fou, oui, pour ce que le virus ne lui avait laissé aucun répits.
Le coin reculé de la ville qu’ils avaient choisi pour se retrouver à l’ombre des regards indiscrets s’offrit à lui dans toute la splendeur de son silence. Silence. Quelque chose n’allait pas, il pouvait le sentir ; Ariane, toujours, arrivait la première. Ralentissant son pas, il s’arrêta sur le seuil de la placette ombragée, levant le bras en un poing vindicateur. « Où est-elle ? » On lui avait pris sa rose, il en était indéniable — et la menace rôdait dans les ombres. Le jaffarin laissa ses pensées vagabondaient, à la recherche d’un esprit complice, de secrets à dévoiler. L’écho des machiavels lui parvint, amère victoire qui colora ses traits d’une rancœur noire. « Wheatdrop. » Le nom du rival, de l’émule affreux, lui arracha une grimace des plus terribles. « Sors de ta tanière. » Son poing, encore en l’air, resta ainsi ; prêt à frapper l’esprit qui le contredirait.

Il n’éprouve pas une once de culpabilité pour ce qu’il est en train de faire. Il ne songe que rapidement à Ariane, qu’il a abandonné auprès de sa mère tout en sachant qu’elle entendait bien se trouver ailleurs. Qu’elle entendait bien se trouver auprès de lui. Ca ne devrait pas l’excéder autant, Elua. Tobias ne devrait pas l’excéder autant. Il veut se persuader qu’il ne se sent menacé en rien par le mêlé épris d’Ariane, mais il faut croire que si. Il s’énerve, Elua. Il s’agace de voir sa fiancée fuir dès que l'occasion s'en présente pour retrouver son amant. Sans doute qu'elle est convaincue de sa propre subtilité mais elle lui manque pourtant cruellement. Il n’est pas sot, Elua, il n’est pas stupide. Il connaît suffisamment bien Ariane pour déceler dans son expression faciale chacune des émotions que Tobias lui inspire. Sans doute parviens elle à berner bien des gens, mais pas lui.
Elua n’a pas l’intention de se battre, car rien ne le justifie. Il pourrait bien sûr, s'il en manifestait le désir. Il pourrait menacer Estermont de la lame de son épée, mais là n’est pas son souhait. La vision du cadavre de Tobias abandonné à ses pieds ne lui est guère jouissive. Outre le fait qu’Ariane ne lui pardonnerait jamais un tel acte, Elua refuse à se considérer comme un meurtrier. Il tue pourtant, bien sûr. Ses mains sont couvertes d’un sang écarlate qu’il a versé avec une détermination glaçante. Il a arraché la vie, mais ses actes ont toujours servis ses idéaux, ses croyances profondes et inviolées et il ne saurait de ce fait les considérer comme des actes de cruauté. Les sept sont bons et tu l’es toi aussi.
Si les mutants doivent être éradiqués, la mort de Tobias Estermont n’a rien de farouchement nécessaire. Si un monde dépouillé de cet individu n’a rien pour déplaire à Elua, il demeure capable de tolérer la pensée de son existence. Il ne perçoit pas en Tobias un danger. Il tend davantage à le considérer comme une souffrance anodine mais non moins désagréable. un caillou coincé dans sa chaussure. Une douleur pour le moins ridicule et supportable, mais qui n'est pas sans l'agacer grandement. Tobias est un nuisible et Elua est las de feindre qu'il ne sait rien du petit jeu qui se joue dans son dos.
Il remarque Tobias en premier. Depuis sa cachette sommaire, il l'observe alors qu'il rejoins le lieu de rendez-vous. Il ne sourit pas, Elua, mais il éprouve néanmoins une forme de satisfaction à voir le désarroi, l'inquiétude et la colère se succéder sur les traits du mêlé orange. Tobias est désarçonné, contrarié par l'absence de son amante. Un éclat de satisfaction brille fugacement dans le regard d'Elua alors qu'il se représente Ariane, coincée avec sa mère. Il n'y aura pas d'interlude charnelle aujourd'hui. « Wheatdrop. » Une colère vrombissante perce dans la voix du mêlé et ses traits se tordent en une grimace alors que le nom argenté s'écoule de la commissure ses lèvres. La révulsion suinte dans son ton. Elua ne s'en émeut guère. Il ne scille même pas. « Sors de ta tanière. » Le poing de Tobias fend toujours l'air, peut-être dans une vague tentative d'intimidation, tentative qui ne prends pas. Elua ne se fait guère attendre plus longtemps. Sans un mot, il s'extrait de la nappe d'ombres dans laquelle il avait jusqu'alors trouvé un bref refuge. Sa démarche est aussi arrogante et impérieuse qu'à l'accoutumée alors qu'il se dévoile en plein jour, traçant tranquillement son chemin jusqu'à son rival. Les traits d'Elua demeurent vidés de toute expression alors qu'il se plante devant Tobias. Il n'est ni colère, ni exaspération, revêtant simplement avec aplomb toute l'assurance accumulée au cours des trente-cinq dernières années. Sa voix ne recèle aucune menace alors qu'il desserre tranquillement les lèvres. « Je devine à ta réaction que je ne suis pas la personne que tu attendais. » L'insolence perce néanmoins dans son ton alors qu'il s'applique méticuleusement à l'écraser de toute sa prestance. « Ma fiancée n'a pas pu se libérer. » Il n'employait même pas son prénom. Pas de Ariane. Non. Ma fiancée. Car elle allait devenir sienne et toutes les petites escapades secrètes du monde ne sauraient y changer quoi que ce soit.