— I'd rather be out there staring death right between its eyes now
And I can still hear the sound of you crying through the night
Launondie, Jhiu N'guri, The Crow Club, 9 mai 2165, 22h23
ft. @Deynor Hothgar —

Les heures sont courtes et à la fois longues. On ne distingue ni les différents moments de la journée, ni les visages habituels qui parcourent les rues — dont l'apparence est métamorphosée depuis l'attaque. Plus rien, le vide caractérisant Launondie. Torvi n'a jamais vu la ville dans un tel état. Ce quartier qui est devenu le sien depuis quelques mois a vu ses plus belles façades ravalées par la colère des insoumis. Tout est gris, les âmes encore errantes, l'euphorie d'antan. Pollux et ses disciples, venus de tout horizon pour prendre la ville, à feu et à sang. Leur geste est compréhensible, mais leur geste lui a tout pris, à Torvi. Son quotidien et son exutoire, sa passion et ses songes refoulés sans cesse. Depuis cette nuit-là, depuis l'attaque, il n'y a plus que lui. Lui comme seul survivant, comme seule onde persistante. Parce qu'elle n'a désormais plus rien de stable, rien de concret, sauf une entité. Elle ne saurait dire s'il lui est bon ou mauvais à rester dans son esprit, écrasant ses stratégies. Deynor Hothgar. Voleur de pensées, comme un mirage, un parasite. Il la ronge de l'intérieur, lui trouble ses réflexions. Son esprit n'est plus le sien, manipulé par celui qui ne s'en rend même pas compte, et qui à cette heure-ci, doit être loin. Cela fait trois heures, seulement, beaucoup trop. Trois heures qu'elle a fermé la porte devant lui, sans lui laisser la possibilité de fondre en éclats, d'hurler sa culpabilité. Elle ne sait comment, ne sait pourquoi. Elle n'a juste pas pu. Quelques secondes de son visage rouge et presque méconnaissable ont suffit à faire arrêter son cœur — leurs cœurs, peut-être. Sa respiration est revenue une fois la porte close. Cette dernière n'a pas été ré-ouverte, et depuis trois heures, Torvi songe, se demande. Elle ne sait s'il lui est réellement apparu ou si ses hallucinations reflétaient ses pensées inavouées d'une manière qui semblait  et semble encore bien réelle. Elle ne veut pas de Deynor ici, mais elle ne le veut pas loin. Elle n'a pas besoin de lui, mais repense sans cesse à sa présence, douce et pesante, dans la plus délicieuse des manières. Sa nouvelle vie ne le concerne en aucun cas, mais elle ne peut s'empêcher de l'inclure dans chacune de ses danses, dans chacun de ses sourires. Deynor résonne en elle comme une rage fière et incontestée, mais terriblement masquée d'un amour profond. Torvi aime Deynor de la plus traîtresse des passions, sans se l'avouer, parce que se l'avouer serait l'échec de son exil, la chute de ses prouesses. L'amour la rend faible, et elle déteste constater cette pression dans ses gestes, cette présence dans ses pensées. La main encore hésitante, presque tremblante, elle rouvre cette porte scellée depuis l'apparition du traître. Le soulagement est presque immédiat. Personne, sauf les ombres de la nuit tombante, se trouvent devant le Crow Club. Torvi ne pense pas un seul instant à l'attaque, aux débris, ni aux défenseurs de Pollux qui pourraient arpenter les rues. Elle ne voit personne à la sortie, alors se permet quelques pas, qui ne devraient pas durer. Juste le temps d'inspirer l'air, bien que poussiéreux. Elle doit s'aérer, ou du moins, tenter.
Les pas se font lents, las, ne sachant pas où aller. Elle ne reconnaît plus le sens des rues, ni ces bâtisses qu'elle avait prises pour points de repère. La solitude peine à la rassurer, mais Torvi avance plus loin dans l'interdit, dans le suspendu. Ses bras serrés sur eux-mêmes, elle s'arrête, tout comme le font ses idées et son mécanisme. N'y croyant pas, son instinct alerté file près du corps qu'elle perçoit au loin pour en avoir le cœur net. Une seconde, puis deux, trois, dix, trente. La bouche entrouverte, elle se tient debout, les larmes ruisselant le long de ses joues pâles et rosées par la fraîcheur du crépuscule. Incapable de se mouvoir pendant un temps qui semble éternel, elle parvient simplement à cligner du regard, laissant les sanglots couler encore et encore, inlassablement. C'est lorsque lui se retourne péniblement qu'elle tombe à sa hauteur. L'un ouvre les yeux et l'autre les ferme pour ne pas qu'il les voit humides. Alchimie pure et douloureuse, connexion intimement destructrice. – Deynor... Elle veut parler, lui livrer ses douleurs et lui crier son amour. Ses mots ne sortent pas, plus, se confondant même entre eux. Paniquée, le souffle haletant, elle pose ses mains sur ses blessures profondes, ne sachant que faire. Il est à la limite de l'inconscient,  et son cœur peine à battre. Réflexe de survie ou profonde envie d'aider celui qu'elle déteste aimer, Torvi le soulève, comme elle le peut. Ses pieds rampent au sol, son poids frôle la chute. Les larmes cessent de couler, mais pas les plaies béantes. Torvi pleure à travers lui, alors qu'elle porte sur ses épaules le fardeau de leur relation. Le chemin du retour est hasardeux, mais elle ne le lâchera pas. Pas jusqu'à ce qu'il se relève de lui-même, qu'il parle et qu'il lui dise qu'il va bien. Ce n'est pas sa conscience qui dicte ses pensées à l'heure actuelle, mais ses sentiments. Et ces derniers lui hurlent de ne pas le laisser, ni dans cet état, ni jamais. Ils arrivent, et par miracle, ils n'ont croisé personne. La porte à nouveau fermée, Torvi installe le blessé sur un des divans de la grande salle principale. Autour d'eux, des décors qui avaient l'habitude de briller, mais qui ce soir, sont tâchés de sang et sont témoins d'un spectacle sordide. Un verre d'eau et une compresse sont les seuls éléments qu'elle parvient à lui ramener. Accroupie à ses côtés, Torvi garde ses yeux écarquillés, attendant son éveil final, ses mots. Elle attend tout de lui et à la fois rien, puisqu'elle lui en veut, terriblement. Une syllabe sortie et c'est la colère qui pourra la gagner, elle le sait. Mais elle l'aime, Deynor, et c'est en demeurant calme auprès de lui qu'elle commence inconsciemment à se l'avouer.

— I'd rather be out there staring death right between its eyes now
And I can still hear the sound of you crying through the night
ft. @Deynor Hothgar —

L'attente est interminable. Ses ongles mille fois rongés continuent de disparaître entre ses dents tremblantes, alors que son regard, lui, lutte contre l'épuisement. Torvi s'en veut. La colère monte doucement, alors qu'elle le regarde inconscient. L'avoir ramené au Crow Club paraît à cet instant comme une terrible erreur, puisqu'elle l'intègre à nouveau dans sa vie alors qu'elle ne désire que l'oublier. Mais elle n'aurait pas pu faire autrement. Le laisser pour mort aurait été plus douloureux encore, et l'aurait sûrement hantée. Au fond, elle n'arrive pas à y trouver son compte. Qu'elle le sauve ou qu'elle l'abandonne, elle ne trouve pas la paix. Jamais. Deynor est comme une malédiction tombée au pire moment de sa vie. Torvi venait de tout perdre : Ashîva, ses filles, cette protection qui lui était indispensable. L'attaque l'a rendue à son état primitif, celui d'une simple humaine, sans personne pour la défendre. Et, comme un coup de grâce, Deynor lui est apparu, alors que le néant l'entourait. Finalement, il est physiquement ce qu'elle est à l'intérieur : dévastée, couverte d'ecchymoses et terriblement seule. En observant le visage de l'homme, ses bras, ses mains, elle y voit des boursouflures, des plaies béantes qui brillent encore d'un sang humide. Instantanément, elle ressent l'entièreté de sa douleur, ce qui lui procure le plus désagréable des frissons. Torvi ne peut se détacher de Deynor, émotionnellement ou physiquement. Tant qu'il n'ouvre pas l'œil, elle reste à ses côtés. Torvi, elle passerait l'éternité accroupie à côté de lui, pour l'homme de ses nuits. Elle ferait l'impossible par simple instinct, par pur automatisme. Même si sa raison lui crie de fuir, de le laisser seul et dépourvu de tout amour, son cœur cogne et balaie les idées raisonnables. Elle ne peut s'en empêcher. Si Deynor se voit touché par le danger, Torvi sera là, elle le sait. Comme intimement liés, elle sait pertinemment que le destin, tout en se délectant de leurs tourments, les veut ensemble et à jamais. Elle peut le fuir, Torvi, autant qu'elle le veut. Mais elle terminera toujours à ses pieds, et si ce n'est pas physiquement, c'est dans ses rêves que Deynor viendra la trouver. Et pour cela, elle le déteste, pour ce pouvoir, cette emprise qu'il a sur elle. L'oublier est ce qu'elle désire le plus au monde, mais si elle le sait un jour malheureux ou en danger, elle voudra le trouver. Pour l'aider, le délivrer de ses chaînes mentales, alors qu'elle n'est qu'une humaine, et qu'elle y risquerait sa vie. L'amour la ronge, la démange, et l'insupporte plus que tout au monde. Ne rien faire lui rend les idées confuses, alors elle se lève et part fouiller dans les étagères du large bar au fond de la salle principale de l'établissement. Son choix est hasardeux, mais rapide. Une gorgée lui suffit à faire la grimace et à la dégoûter une nouvelle fois de l'alcool. Un soupir, puis un deuxième. Ses mains traversent sa chevelure lentement. Elle prie pour qu'il ne se réveille pas autant qu'elle souhaite le voir debout. Éternelle indécise lorsqu'il s'agit de ses sentiments, elle ne peut rien faire à part le laisser parler, partir, hurler ou mourir. Torvi se rapproche de son corps inanimé lorsqu'elle le voit respirer plus fort que ces dernières minutes. – Torvi... Et leurs cœurs se remettent à battre, presque à l'unisson. L'inquiétude de Torvi rejoint son énervement. Deynor ne parvient pas à se redresser, et c'est les larmes de la belle qui manquent de couler à nouveau. Elle se retient. – Je suis désolé... Évitant de le regarder, elle se relève pour humidifier à nouveau la serviette qu'elle avait posé sur son front. Simple prétexte. – Comment tu te sens ? L'eau ruisselle sans fin, jusqu'à faire dégorger le tissu. Elle n'arrive pas à se retourner, à le regarder en face. Elle en est incapable. Son corps la lâcherait si elle s'approchait de lui à nouveau. Sa lèvre mordue, elle a mille insultes et mille bénédictions à lui partager. Parmi toutes ces dernières, rien ne parvient à sortir de sa gorge et tout se forme en boule au creux de son œsophage. Elle prend une inspiration et se retourne finalement, inapte à afficher ne serait-ce que la moindre expression relâchée sur son visage. Rapidement, elle repose la serviette sur son front, espérant ne pas entendre sa voix de trop près. Mais elle ne peut y échapper, Torvi, au timbre de la voix de celui qu'elle aime, à ses excuses, ses péchés. Livide et frontale, son regard se veut vide, son calme est contrôlé. Pour l'instant. Il ne suffirait que de quelques mots ciblés pour la faire vriller.