« Ma reine. » Pas l’ombre d’une révérence, pas le moindre brin de soumission dans l’âme volcanique de la sylphide mutante. Le cruel Vasara était entré à sa suite, se glissant parmi les ombres jusqu’à une place de choix, d’où il pouvait voir et contempler la scène dans son entièreté. Son visage impassible n’exprimait aucune émotion. Après tout, pour l’ouverture de cette grande comédie montée de toutes pièces, il n’était pas encore un acteur. Rien qu’un simple courtisan venant assister au recueil des doléances d’une jeune femme appartenant au peuple de la nation de l’air. Les manches tirées jusqu’à la naissance de ses poignets, afin de dissimuler les lignes psychédéliques qui ornaient ses bras. Ses gants habituels protégeant ses mains de soie. Sourire poli sur les lèvres alors qu’il saluait tout ce qu’Aeristin comptait de noblesse. Son regard noir se darda sur la silhouette frêle de la Graylin, emplis de fierté et de reconnaissance. Son poulain. L’une des dizaines d’âmes fidèles qui gravitaient autour de lui et de ses ambitieux projets. Plan monté du début jusqu’à la fin, afin de toujours plus faire vaciller l’équilibre précaire du trône sur lequel la souveraine Valaeris se tenait. Afin qu’il puisse se l’accaparer. Et l’offrir à d’autres âmes perdues, errantes et mesquines. Peu importait le sang ou la race, aux yeux d’Achille. Seule la façon de percevoir le monde importait. Que le vice soit niché dans le cœur d’un humain, d’un mêlé ou d’un bronze, cela ne lui importait que très peu. La motivation était plus importante que tout le reste. Et Amara n’en manquait pas. Pas un seul instant. Prête à retourner le monde, à le mettre à feu et à sang pour accomplir ces instincts vengeurs qui bouillonnaient à l’intérieur d’elle. « Vous savez sans doute pourquoi je suis ici … Aujourd’hui. » La vieille carne tentait de réprimer un rictus satisfait, qui mourait pourtant d’envie de naître sur ses lippes pâles. La machine destructrice dont il était le capitaine s’était mise en branle. Et plus rien, ni personne, ne pourrait l’arrêter. L’opinion du peuple était plus qu’importante et c’était pour cela que ses acolytes et lui s’attelaient, en premier lieu, à décrédibiliser Elizaveta et la belle image lisse qu’elle renvoyait. Puis, il serait temps de la priver de tous ses soutiens. Et le projet de destruction massive pourrait enfin aboutir. « Ils sont morts par dizaines … Des mutants. Tous. Vous avez affirmé il y a peu, être en mesure de les protéger … Vous avez prononcé un discours touchant devant le peuple, affirmant que nous sommes vos égaux, qu’il n’y a aucune raison de nous exterminer, de nous voir différemment … Et pourtant. Vous n’avez pas su les protéger. Non seulement, vous n’avez pas su les protéger mais vous avez ordonné qu’on les tue. Pourquoi ? » La reine des tornades parlait peu. Mais pourtant, chacun de ses mots était incisif, piquant. Allait droit au but. Au cœur même de la belle réputation de la Valaeris. Tout fier qu’il était. Comme un parrain voyant son poulain arriver en tête de course. « Ca ne sert à rien de nier. Nous les avons vu. Les membres de l’armée. Vous auriez dû leur demander d’être plus discrets… Peut-être. Vous êtes un monstre. Vous avez menti au peuple. Vous nous avez menti. On pensait être un peu plus en sécurité. A l’abri. Vous nous avez endormis avant de frapper. Vos beaux discours, vos belles paroles, tout cela n’était que du vent. De la poudre aux yeux. » Les yeux de biche de la tornade trouvèrent ceux du Vasara. Communion parfaite lorsqu’ils se rencontrèrent. Intense satisfaction qui déferla comme une vague dévastatrice en lui. Pur sentiment de bien-être. Toute irrévérencieuse qu’elle était, la Graylin ne détourna ensuite plus son regard de celui de la souveraine. De l’ennemie ultime. Némésis des temps modernes. Alors, Achille s’avança, vint prendre la belle dans ses bras, comme si elle était une petite chose apeurée. Ignoble mensonge, si éloigné de la réalité. « Je partage votre douleur, Mademoiselle Graylin, croyez-le bien. Je sais que nous ne nous connaissons que très peu mais je porte ce deuil avec vous. Du plus profond de mon cœur. Pour l’amour des Sept, que quelqu’un offre quelque chose à boire à cette jeune femme. Sa détresse est plus que perceptible et pourtant, vous restez là, sans bouger. Sans parler. Ce qu’elle vient de nous rapporter ne vous offusque donc pas ? Nous parlons du meurtre de dizaines d’innocents ! » D’une caresse presque invisible, il félicita Amara pour sa prise de parole. Exactement ce qu’il escomptait venant d’elle. Sauvage, peu mêlée à la politique et apportant alors une parole qui ne pouvait que très difficilement être remise en question. « Mutants, bénis, humains ou mêlés… Notre système de caste actuel est une véritable abjection. J’ose le dire devant vous tous, mes amis. Vous me connaissez. Vous savez que je suis un homme prudent, de mesure. Que je ne prendrais pas la parole ainsi si mes convictions n’étaient pas sincères. Notre système est dépassé depuis bien trop longtemps. Une tyrannie, voilà ce qu’est devenu Aeristin. D’autant plus depuis qu’une famille meurtrière a saisi le trône. Nous sommes devenus des oppresseurs inhumains. Quel droit avons-nous de juger qu’une vie est plus méritante, plus sacrée qu’une autre ? Aucune. Je ne suis ni un rebelle, ni un insurgé. Pourtant, je proclame haut et fort que la monarchie sous laquelle nous sommes placés est devenue une véritable épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. Je suis donc là devant vous et devant notre chère souveraine, pour protester contre l’ordre actuel. Aeristin a besoin de renouveau. Et je ne crois pas qu’aucun d’entre nous ait envie de vivre sous un règne au cœur duquel des innocents sont massacrés par le corps de l’armée. » Regard à la fois profond et amusé qui se tourna en direction de la couronnée. Il allait bientôt être à sa place. Elle le savait, tout comme lui. S’il ne portait pas encore le fait d’être le leader du mouvement contestataire, il prenait pourtant un malin plaisir, depuis quelques temps, à effriter l’image parfaite qu’elle renvoyait aux autres. « Nous savons, Elizaveta, que vous ne portez pas ceux que vous considérez comme inférieurs dans votre cœur. Vous êtes libre de penser comme vous le souhaitez. Mais pas de vous en prendre à eux pour autant. Aucun crime ne doit rester impuni. Et les mensonges doivent peut-être être encore plus condamnés. Parce que lorsque l’on est Reine de tout un peuple, il devrait être interdit de manipuler ainsi ses sujets. Peut-être avez-vous perdu le sens des responsabilités. Peut-être vous croyez-vous à l’abri de toute contestation, puisque vous siégez sur le trône depuis de longs mois déjà. Mais ce n’est pas le cas. Et je vous affirme que vous ne possédez aucune immunité. Chacun d’entre nous est soumis au sceau de la justice. Et vous ne pourrez pas vous y dérober, vous non plus. On n’assassine pas impunément des innocents. Qu’ils soient mutants ou non. C’est une faute que vous avez commise. Une terrible faute. » Son regard de rapace effleura l’assemblée présente autour de lui et il vit les têtes hocher convulsivement à ses paroles. Tous n’étaient pas indifférents à ses propos. Sa révolte allait prendre de l’ampleur. « Pour ma part, je ne me reconnais plus dans votre gouvernement actuel, Votre Majesté. Et je préfère quitter ce rassemblement. Je n’ai pas envie d’apprendre de nouvelles histoires semblables à celle-ci. Si certains veulent se joindre à moi… Mademoiselle Graylin ? » La terrible vint glisser son bras sous le sien et ensemble, ils quittèrent le palais de Volastar. Suivis d’une petite foule. D’autres étaient restés auprès d’Elizaveta. La division ne cessait de s’accentuer, au cœur de la nation de l’air. Et sous couvert d’innocence, Achille en était pourtant le principal moteur.