Qu'Alix parte sans prévenir — sans la prévenir — avait quelque chose de froissant, d'agaçant. Peut-être parce qu'à travers l’irrépressible méfiance qu'elle nourrissait à l'égard de celle qui fut autrefois son amie subsistaient ces fragments de souvenirs, résurgences grattant à la surface de sa mémoire pour y incruster un ineffable sentiment de nostalgie. Parce qu'elle était, envers et contre tout, Alix ; amalgame passé et présent de toutes celles qu'elle avait été, de l'impulsive et solaire guerrière à l'impitoyable et docile exécutrice, de l'amie à l'ennemie, à l'inconnue, à l'étrangère. Au fond, une part d'elle aurait aimé oublier l'affection tenace, le deuil amer, la douceur de ses traits et l'éclat de son sourire. On lui aurait alors évité le désagrément d''être si contrariée à l'idée de la laisser partir — encore. Mais ça n'était jamais aussi facile ; il fallait toujours que le cœur empiète sur la raison, la ronge de cet infâme sentiment d'insatisfaction. Une amitié inachevée, pourtant enracinée, qu'elle laisserait se terminer sur ces au-revoir qu'on ne prononce pas, ou qu'à coups de dos tournés. L'affront d'être reléguée à ces vagues connaissances qu'on prétend côtoyer sans vraiment les considérer, qu'elle laisserait impayé. Et alors ? Se réjouir ? Elle aurait pu (elle aurait dû) ; avec l'orange partie, plus de doutes, d'imaginaires trahisons, de questions sans réponses. Plus ce trouble à sa simple vision, ce tiraillement entre être amicale ou revêche, familière ou lointaine. Par sa simple résurrection, l'El'rin avait bousculé sa sacro-sainte sérénité, remis en question son habileté à l'indifférence, au désintérêt. Alors, se répétant que c'était simplement question de fierté, la ténébreuse brune avait fendu la horde de soldats jusqu'à parvenir à la sortie du camp où, s'étant adossée à l'écorce rugueuse d'un arbre à moitié mort, elle l'attendait. Espérait, secrètement, qu'elle ne pointerait pas le bout de son nez, désavouant la rumeur qu'avait rapportée à la Dragomir une petite souris indiscrète. Mais lorsque, du coin de l'oeil, elle aperçut la silhouette féline de l'orange se profiler à l'horizon, ses espoirs s'effondrèrent et, dans le même élan, ses lippes s'épanchèrent de mauvaise grâce d'un long soupir. Ses informations n'étaient pas infondées. « looks like someone's on the run, huh ? » qu'elle lança à la dérobade. Si son ton était léger, son regard auburn, lui, semblait désapprobateur. Que pensait-elle trouver, là-bas, loin des seules personnes qui tenaient encore réellement à elle ? Loin d'elle ? de Yerim ? Elle ne parvenait pas à comprendre, Jaehaerys, pourquoi après tant d'années passées à errer dans la peau de quelqu'un d'autre, à être dénaturée, manipulée et utilisée, elle se refusait à cette vie qui avait été la sienne — qui pourrait encore l'être. Des amis, un amant, de quoi survivre, un toit sur la tête ; de quoi pouvait-elle donc être si rebutée qu'il lui soit à ce point insupportable de rester ? Certes, le confort n'était pas optimal — la qualité des repas ? errh. Mais ça ne l'avait jamais gênée, avant. S'arrachant à son accotoir de fortune, la mêlée louvoya vers l'orange, lui barrant innocemment la route, bras sur poitrine. « care to explain ? » lâcha t-elle, braquant son regard accusateur dans le sien, nébuleux. Parce qu'elle ne bougerait pas sans explication ; sans justification, même. Comme si l'orange lui devait quelque chose, pour avoir laissé croire qu'elle était morte, pour tous ces désagréments causés, cette gerbe de regrets inavoués déposés sur une tombe vide, désertée.