Les souvenirs de sa captivité continuent de hanter l'esprit d'Asha, malgré les semaines qui se sont écoulées depuis qu'elle a quitté la maison de Liet Sydow, dans un état si proche de la mort qu'elle se surprend encore à toucher sa tête et son corps pour s'assurer qu'elle est bien vivante. Elle l'est, au moins physiquement. Son cœur continue de battre dans sa poitrine, d'alimenter chaque muscle de son corps marqué de cicatrices, son regard continue de se poser sur son environnement, ses pieds continuent de l'amener partout où elle le désire. Mais une partie de son âme est restée prisonnière, coincée dans sa cellule. La détermination dans ses yeux a laissé place à l'appréhension, la peur, l'épuisement, tout ce qu'elle s'est interdit d'éprouver jusqu'à présent pour ne pas faillir à sa mission d'Adiutor. Mais Reynir a tout pris, tout ce qui faisait d'elle une guerrière, tout ce qui faisait d'elle une femme, n'a laissé que la carcasse vide de sens, de but, de futur. Il est sorti, pourtant, elle a réussi la mission d'une vie, mais ce n'est pas un sentiment de victoire que l'idée éveille en elle, seulement de la crainte. Ce n'est pas lui qui a quitté la maison de Liet Sydow, c'est le monstre qu'il est devenu, lâché dans la nature après des années prisonnier d'un tortionnaire. Seule la ligue lui offre une distraction bienvenue, indispensable pour reprendre un semblant de vie. La ligue, qui tente de remonter la pente malgré les pertes qu'ils ont subies, malgré l'incertitude qui plane, malgré les doutes qui assaillent ses membres à l'idée d'avoir laissé un Maître les rejoindre. Asha a fait sa paix avec cet état de fait contre lequel elle ne peut rien. Khornelia a pris sa décision, et elle s'y est pliée docilement. Mais l'idée a ouvert d'autres perspectives dans son esprit, qu'elle oblige à rester concentré sur un nouvel objectif pour ne pas perdre pied. Les Maîtres ne sont pas leurs ennemis, ne sont ni bons ni mauvais intrinsèquement, de la même façon qu'une arme n'est que ce que l'on en fait. L'Armée de Pollux est un ennemi, les Liet Sydow de leur monde sont un ennemi, ils en ont suffisamment fait la démonstration. Mais peut-elle dire la même chose d'Andrei, qui ne l'a jamais traitée autrement que comme son amie ? Peut-elle dire la même chose de tous les Maîtres qu'elle a rencontrés par l'intermédiaire du sien ? Elle connait la réponse, instinctivement. Non. Eux sont différents, et ils ne sont sans doute pas les seuls. C'est la raison pour laquelle elle a mené de son côté sa propre mission, sans la mentionner ni à leur leader, ni à Echo. Une façon pour elle de vérifier qu'elle est toujours opérationnelle, toujours capable d'apporter quelque chose, mais surtout de se donner un objectif pour la distraire. Trouver d'autres Maîtres aux allégeances fluctuantes, que le gain de pouvoir n'a pas encore corrompu. L'une d'elles se nomme Somi, mais plus important encore, elle est une Yinren, de la famille de l'Impératrice. Une cible de choix pour ce qu'elle représente. Ce n'est qu'une mission de reconnaissance, qui a autant de chances de réussir que d'échouer. Si tout se passe comme Asha l'espère, Somi pourra devenir une alliée, peut-être un jour agrandir leurs rangs si la Ligue met de côté son héritage, fait de haine envers les Maîtres. Si les choses dérapent, en revanche, c'est son instinct de préservation qui devra prendre le dessus, et en fonction de la menace que Somi représentera, prendre une décision qui pourrait achever sa transition vers l'obscurité. La laisser vivre, ou la tuer. La réflexion n'est pas encore nécessaire cependant, lorsqu'elle pénètre dans la taverne la plus connue des bas quartiers de Launondie. C'est ici que l'Adiutor de Somi a arrangé le rendez-vous entre les deux femmes. Asha a demandé à ce qu'il ne soit pas présent, pour ne pas le mettre en danger mais aussi parce que c'est une mission qu'elle a besoin de compléter seule. Elle jette des regards furtifs autour d'elle, appréhende l'espace pour l'éternel 'au cas où', tente de déterminer si des ennemis potentiels se cachent derrière les visages des clients. Lorsque la Maître arrive, Asha lance un regard circulaire, vérifie que la nouvelle venue ne provoque aucune réaction chez personne. Mais au Corbeau Brumeux, tout le monde se moque bien des allées et venues des autres. Asha se dirige calmement vers elle et l'entraîne dans un endroit plus isolé. « Je suis Asha » se présente-t-elle avec professionnalisme. « Merci d'être venue, je sais que c'est sans doute plus risqué pour toi que pour moi. »