- AVANT LA FERMETURE DES FRONTIÈRES -

   tu glisses entre les passants, glisses dans la foule comme une ombre sans nom. tu as fait ça toute ta vie. ces ruelles sales, c'est tout ce que tu connais. jhiu n'guri, c'est chez toi. c'est ta vie, maintenant. jhiu n'guri, comme le grand point d'interrogation de ton existence. tu ne sais pas d'où tu viens, tu ne sais pas vraiment où tu vas. ça n'a plus tellement d'importance, désormais. tu virevoltes, comme une ballerine dans une danse gracieuse pour esquiver les passants qui croisent ton chemin. tes yeux glissent sur ceux qui tendent une main implorante, vers ceux dont les formes indistinctes se confondent par trop aux murs crasseux et au sol qui l'est tout autant, à ceux dont l'estomac gronde et dont le sommeil ne sera jamais un oubli bienvenu. tu as été de ceux-là. tu as été parmi eux, ombre qui dépérissait, ombre sans parents, ombre orpheline. quand tu n'avais plus rien, ni plus personne. quand on t'a pris les seules personnes à avoir souhaité t'aider à vivre.
à ce moment-là, ace t'avait tendu la main, et il t'a sauvée. c'est grâce à lui que tu n'es plus dans cette ruelle, doigts et orteils gelés, visage couvert de crasse.
alors tu tends la main aussi, et laisse tomber une pomme dans la main d'une gamine. tu n'as pas grand-chose mais tu as toujours plus qu'eux. tu n'es pas riche, mais tu as de quoi vivre confortablement. tu vis confortablement. parce qu'on t'a sauvée. mais toi, tu ne peux pas sauver tout le monde. et ton coeur se serre en regardant tous les autres, tous ces gens qui meurent de faim et de froid, tous ceux qui n'auront pas la chance - ou la beauté - de retenir l'attention d'un ace kimora. c'est pour ça que tu as rejoint les rangs de la ligue. en partie. parce que tu ne souhaitais à personne ce que tu as vécu, parce qu'on ne mérite pas de mourir dans une ruelle sale parce que votre sang est rouge.
tu le méritais pas.
ils ne le méritent pas non plus.
des pions entre les doigts des puissants, entre les doigts des dieux. mais tu ne peux rien contre les dieux, et tu ne peux pas beaucoup pour les mortels. alors tu te fonds de nouveau dans la masse, comme si tu glissais dans un large océan. tu aimerais bien voir l'océan. tu aimes l'eau. comme cette goutte qui s'imprime sur ta peau à la naissance de ta cuisse, cette goutte qui soulève tellement de questions. celles des argents qu'on t'envoie, et les tiennes. tu ne sais pas d'où tu viens. tu ne sais pas quel est ton nom. tu ne sais pas quand tu es née. la plupart du temps, ça t'est égal. tu sais qui tu es, avigail. et parfois, tu te poses des questions.
ton regard accroche celui d'un jeune homme à l'écart de la foule, et tu lui souffles un baiser de loin. un battement de cils. un regard séducteur. un sourire charmeur. et tu l'oublies immédiatement. il est de ceux qui ne poseront pas un doigt sur toi. toi, tu es pour les argents. et tu percutes par accident une fille, dans la rue qui mène au boudoir. tu pourrais lui faire les poches. si tu étais une gamine nécessiteuse, tu l'aurais peut-être fait. probablement. tu n'es plus une gamine nécessiteuse, tu ne veux pas d'ennuis, et tu n'as plus les doigts aussi lestes qu'avant. alors tu lèves les mains en geste d'excuse. "navrée. je n'ai pas fait attention." tu pourrais partir, et c'est ce que tu aurais normalement fait. mais cette fille, brune, forte, elle n'a pas la tête des filles d'ace. tu les connais toutes, et elle ne te paraît pas être nouvelle. tu mettrais ta main (ou un doigt) à couper que ce n'est pas une cliente non plus. "vous venez pour kimora?"
tu prétends que c'est parce qu'elle est mystérieuse que tu poses cette question, parce que tu es curieuse.
ou peut-être que, tout simplement, c'est parce que tu n'arrives pas à partir.
que dans un sens, elle te fascine.


@raya karstark