Isaak respire ; Une fois. Deux fois. Serre le nœud de sa cravate, rabat une mèche de cheveux noir de jais. Son miroir lui renvoie l’image d’un visage qu’il a du mal à accepter. Son nez est cassé. Sa lèvre encore fendillée. Un énorme hématome qui lui couvre une partie de son visage. Son regard est froid, très froid, trop froid. Le lac glacé de ses yeux refuse se de fendre. Il avale sa salive, puis se retourne et sors de sa chambre qui l’a vu grandir, cette antre à son image : sans extravagance et avec juste le nécessaire, presque sans décoration, aux couleurs de sa famille. Il a rendez-vous aujourd’hui. Et il doit être parfait. Ne rien laisser dépasser. Ses pas résonnent dans les long et hauts couloirs du palais, puis dans l’escalier qu’il descend d’une allure mesurée. Les domestiques qu’il croise le saluent, et il fait de même d’un simple hochement de tête. Son oncle lui a indiqué qu’il aurait le salon à sa disposition pour l’après-midi, et que personne ne les dérangerait, lui et sa promise.
Car oui, on l’avait fiancé, finalement. Isaak se souvenait de sa précédente alliance avec Thyra, mais la guerre l’avait brisée. Il aurait bien aimé avoir une femme comme son amie, une femme qui ne l’aimait pas mais qui lui permettait de venir dans sa couche de temps en temps. Au lieu de cette quasi inconnue qu’il allait rencontrer aujourd’hui, et qu'il n'avait croisé que quelques fois durant les réunions officielles. Il connaissait davantage Braelyn de réputation, et savait qu’elle avait été fiancée au Valaeris Andrei. Il savait aussi qu’elle était prude. Isaak la devinait ennuyeuse. Mais comme lui-même avait perdu le goût pour le jeu et la séduction, ça ne devrait plus trop poser de problèmes.

Il pénètre dans le salon, ses chaussures vernies heurtent le vieux et solide plancher avant que le bruit ne s’étouffe dans les précieux tapis. Il vérifie sa montre. Il est en avance. Alors il s’installe dans le canapé, et se retrouve seul pour penser. Tout ce qu’il essaie d’éviter en ce moment. Il verrouille son esprit, fixe ses méninges sur des objets d’actualité à analyser pour ne pas laisser de place à ce qui ne doit pas l’encombrer. Il ferme ses paupières, à peines une seconde, et l’obscurité lui en rappelle une autre, plus intense, plus effrayante, qui donne une impulsion de terreur à son cœur. Une seule. Il se force à se maîtriser, le prince. Il ne doit pas sombrer.

La porte s’ouvre sur une domestique, qui s’efface presque aussitôt afin de laisser apparaître l’objet de l’attente d’Isaak. Une belle et grande jeune femme, à la peau sombre, au regard volontaire et presque dur, un peu différente de celle qu'il attendait. Des traits qui avaient été doux, avant. Avant quoi ? Isaak n’en savait rien. Isaak devinait juste une certaine douceur dans son aura, naturelle, qui embaumait la belle, et qu'elle n'avait pas perdue. Il se relève, retient une grimace pour la souffrance que ses côtes fêlées lui font subir et va à sa rencontre. Il attrape la main de Braelyn et y pose un baiser protocolaire. Rien de plus. « Boujour, ma dame. Je suis Isaak Griffith. Puis-je vous inviter à vous asseoir ? » C’est vide, creux, c’est ce qu’on lui impose de dire et rien de plus. Il ne cherche pas à la charmer. Il ne cherche pas à se rendre agréable. Il fait simplement son devoir.

Cela faisait quelques jours déjà que Braelyn nageait dans cette impression de déjà-vu. Une fois encore, elle se retrouve devant une glace, habillée d'une robe qu'elle n'avait encore jamais portée, coiffée de façon plus sophistiquée qu'elle en avait l'habitude. Elle réajuste la broche en forme de feuille de lierre qui maintient les pans de son manteau de velours, tire légèrement sur la fourrure de son col comme pour mieux protéger son cou d'un froid qui n'était pas encore arrivé. Elle pince les lèvres pour arranger le rouge sombre qu'elle y avait appliqué, tourne légèrement la tête vers la droite pour s'assurer que sa peau n'avait pas de défaut. C'est quand elle se dit que le but de cette journée n'était en aucun de plaire qu'elle finit par tourner les talons et sortir de la chambre qu'elle occupait en attendant de retourner chez les siens. Elle a les mains liées contre son ventre alors qu'elle arpente les couloirs du château de Greenstall, et comme à chaque fois depuis son retour à Launondie, elle est surprise de ne pas sentir de bague autour de son annulaire. Mais ça ne durerait plus. Encore quelques instant et elle serait de nouveau lié à un homme dont elle ne voulait, sans qu'elle n'ait à y redire quoique ce soit. Elle sent la bague d'Oleg appuyer contre sa hanche, soigneusement cachée dans la doublure de son manteau.

Elle arrive bientôt au salon qu'on lui avait demandé de rejoindre, et adresse un sourire au domestique qui l'attendait devant la porte. Il l'ouvre, l'annonçant comme le voulait le protocole, et Braelyn s'avance dans la pièce, droite, souriante, et s'incline en la présence du prince. Elle essaie de ne pas faire faner son sourire quand elle aperçoit le visage d'Isaak, méconnaissable. Elle n'arrivait pas à croire que l'enfant dont elle se rappelait s'était transformé en le jeune homme qui se tenait devant elle. Elle essaie de ne pas s'attarder sur ses traités bleutés et sa lèvre coupée, ni à l'épuisement et la dureté qu'il renvoie. Elle se souvenait d'un garçon énergique et joyeux. Elle essaie de ne pas soupirer à la pensée que la guerre changeait à la fois le monde et les gens qui y vivait. Elle laisse Isaak Griffith s'emparer de sa mains pour l'embrasser, essayant de ne pas frisonner à ce contact humain dont elle ne raffole pas le moins du monde. Elle accepte sa proposition avec un hochement de tête. Avec plaisir, Altesse. Elle tenait à l'étiquette, bien qu'elle ne se faisait toujours pas aux teintes bleues qu'avait pris le sang des Griffith – et que prendrait bientôt le sien. Elle s’assoit sur le sofa qu'il lui avait désigné, et pose ses mains sur ses genoux, le dos toujours bien droit, son sourire toujours figé sur ses lèvres maquillées. Elle lève les yeux quand une domestique leur apporte une tasse chacun dans lesquelles elle verse du thé fumant. Elle la remercie à voix basse et lui adresse un sourire, à elle aussi. Braelyn s'efforçait de sourire à tout le monde, bien décidée à ne pas faire transparaître la tristesse et le désespoir qui la rongeait un peu plus chaque jour. Elle prend une première gorgée de thé, se délecte de la chaleur qui inonde alors son buste tout entier. Elle finit par reporter son attention sur Isaak. C'est avec des efforts surhumains, qui s'entrechoquent avec sa nature silencieuse et solitaire, qu'elle décide d'entamer une conversation, qui semblait de mise. Est-ce la première fois que vous vous fiancez ? Elle n'en savait rien, la pauvre. Elle ne savait pas si Isaak connaissait ce sentiment horrible que de passer une bague au doigt d'un inconnu, de formuler une promesse qui ne vient pas du cœur – de là où toutes les promesses devraient venir.

Elle lui paraît plate, fade, trop étriquée dans sa robe et ses courtoisies, parfait miroir d’Isaak à ce moment. Il la regarda sourire à la servante alors que lui n’avait même pas décocher un « merci » de sa lèvre fendue. Ses yeux perçants perçoivent son malaise, perçoivent qu’elle cache quelque chose, une douleur insondable qui veut sortir d’elle pour s’exprimer à l’air libre. Il voit tout ça, Isaak, mais ça ne lui fait rien. Il n’a pas envie de ressentir quelque chose pour elle. Il lui parle par obligation du protocole, et uniquement. Il n’a pas envie d’avoir de lien avec elle. Pourtant, il se souvient d’un passé plus lointain où il la trouvait jolie, mais maintenant, il est incapable d’avoir de l’empathie.
Lui aussi, la douleur est là, et cherche à percer, mais la barrière qu’il a érigé autour de son cœur est telle que rien ne peut en entrer ou en sortir. Rien. Et c’est avec indifférence qu’il continue de la regarder, les yeux froids, semblables à deux lacs glacés, qu’il fixe sur cette pauvre jeune femme dont le seul malheur est d’avoir été choisie par son oncle. Il n’est pas tendre avec elle, il le sait, et il s’en fiche. Assis en face d’elle, ils sont l’un et l’autre comme en train de s’affronter dans un jeu qu’on leur a imposé, cavaliers d’une danse dont ils n’ont pas choisi les pas.
« Est-ce la première fois que vous vous fiancez ? » Quelque chose pointe dans cette question. Il plisse les yeux, essayant de la détecter, sans y réussir. Elle le cache bien. Il a un sourire de façade. « Non. Je suis une main que l’on donne au gré des changements politiques, et je ne sers guère qu’à ça. » Il sirote son thé, croisant les jambes, le regard toujours posé sur Braelyn Wheatdrop. Sa future femme. Encore. « Fils d’une branche cadette, vous comprenez que vous ne gagnez pas tellement au change. » Il sait qu’elle était fiancée au prince des airs, et devine que cela a eu un impact sur elle. Il repose sa tasse encore chaude et, se faisant la distance entre eux s’amoindrit. Par-dessus la table basse, il lui lance « Si vous non plus, vous n’avez pas envie de cette union, nous pourrions peut-être nous entendre sur certains principes. »

Il est froid, il est direct, et Braelyn ne sait pas si elle en est rassurée. Elle avait l'avantage de connaître les pas de cette danse qui se répétait, contrairement au jeune homme en face d'elle qui plongeait dans ce bain glacé pour la première fois. L'avantage était le suivant : au moins n'aurait-elle pas à se sentir désolée de l'ignorer ouvertement et de déployer ce sourire qu'elle maîtrisait désormais à la perfection ; celui qu'elle donnait à celles et ceux qui devaient croire en un bonheur qui ne viendrait jamais. Elle boit une nouvelle gorgée de thé en même temps que lui, garde sa tasse levée alors qu'il rabaisse lui-même sa place dans la ligne de succession à un trône qui son oncle avait repris. Elle esquisse un très léger sourire, baisse les yeux et sa tasse qu'elle repose sur la soucoupe. J'y gagne une certaine discrétion qui, peut-être le savez-vous, m'est précieuse. Au moins garderait-elle son nom. Au moins ne subirait-elle pas la pression de fournir les héritiers qu'il fallait, au moins l'avenir de la monarchie eartanerienne ne reposerait pas sur ses épaules. Elle le suit du regard alors qu'il se penche vers la table basse pour reposer sa propre tasse, et il n'était pas encore complètement réinstallé, le dos droit comme il s'était tenu jusqu'ici, quand il parla à nouveau. Il a, cette fois, le mérite de faire relever son menton à la Wheatdrop, qui hausse les sourcils pour un quart de secondes sans même le commander. Son esprit ne parvient pas à se détacher d'Andrei, dont les dires et les yeux lui reviennent alors. Lui aussi avait exprimé sa réticence à l'épouser, mais elle ne se rappelait pas l'avoir entendu prononcer des mots crus comme ceux-ci. Andrei l'avait ignorée, Andrei l'avait repoussée avant même qu'elle ne fasse le moindre pas en avant ; mais au moins Andrei l'avait ménagée. Le brun avait raison : l'union arrangée entre les deux âmes de la terre ne l'enchantait pas, mais elle comptait tout de même user de son énergie pour la rendre la plus agréable possible. Vous parlez comme un politicien, Votre Altesse. Peut-être était-ce de mise ; car leur mariage, à eux, serait politique, plus que moral comme était supposé l'être celui avec le prince des cieux. Il n'empêche qu'elle n'appréciait que peu de se sentir comme un mouvement sur un plateau d'échec. Elle savait, Braelyn, que c'était tout ce qu'un mariage représentait chez les maîtres ; mais lui vint alors la réfléxion que la première bague passée à son doigt ne l'avait pas transformée en pion. Une nouvelle gorgée de thé, avant d'à son tour rendre sa place sur le plateau d'argent à sa tasse et sa soucoupe. Elle écarte une mèche bouclée de devant ses yeux, avant d'ouvrir sa broche et de laisser les pans de son manteau tomber le long de ses épaules. Elle redresse son dos, s'avance un peu plus encore du bord de son siège. Ses deux mains sont liées sur ses genoux quand elle plante son regard dans celui qu'elle épouserait, encre contre glace. Il n'est pas question de s'entendre ou non, Isaak. Cela n'est apparemment pas la façon dont les mariages fonctionnent. Si vous voulez vous contenter du strict minimum, et bien soit. Appliquons-nous à sourire correctement. Ou voyez-vous autre chose ? Les efforts qu'elle comptait fournir semble s'évaporer lentement devant le visage et le ton d'Isaak. Elle était fatiguée, la pieuse. Fatiguée d'essayer, alors qu'elle était la seule soucieuse. Et elle se demandait si, cette fois-ci, elle parviendrait à se dire que ça irait.

Elle parle de discrétion, et ça lui fait décocher un sourire. Bien sûr qu’elle veut être discrète. Tout en elle respire la discrétion. Elle ne veut pas être sur les feux de la rampe. Lui non plus d’ailleurs, mais pour des raisons purement politiques et par orgueil.  Il veut être celui qui tire les ficelles dans l’ombre. Il a choisi cette place mais sait très bien qu’il serait capable de prendre la lumière. Pas elle. Elle se replie sur elle-même. Elle évite son regard, aussi perçant soit-il. Elle veut être ailleurs, elle n’aime pas ces convenances. « Vous parlez comme un politicien, Votre Altesse. » Il éclate de rire, mais il ne devrait pas être surpris qu’elle ne le connaisse pas. « Mais ma dame, je suis un politicien. » répond-il comme une évidence. Il se resserre une tasse de thé fumant et la porte à ses lèvres pour y souffler dessus. « Il faut que vous connaissiez ce point essentiel de ma personnalité pour que nous nous entendions. Il n’y a presque rien dans mes actes que je fais par intérêt personnel. » Quelque chose semble changer en elle, et elle semble se faire plus offensive, moins lisse. Isaak plisse les yeux qu’il tient fixés sur elle et avale une gorgée de thé noir ceylan, son préféré. « Il n'est pas question de s'entendre ou non, Isaak. Cela n'est apparemment pas la façon dont les mariages fonctionnent. Si vous voulez vous contenter du strict minimum, et bien soit. Appliquons-nous à sourire correctement. Ou voyez-vous autre chose ? » Le prince a un sourire. Enfin, le vernis se craquelle. Enfin, il commence à apercevoir la vraie jeune femme derrière tous ces apprêts. Enfin, l’esprit de Braelyn, son caractère, une étincelle d’intelligence que la politesse n’a pas fait mourir. « Un mariage est une alliance, et j’aimerais que nous soyons alliés, Braelyn. C’est pour moi beaucoup plus important que de me glisser entre vos draps tous les soirs pour faire mon devoir de mari. » Isaak repose sa tasse, et s’approche d’elle pour être capable de continuer la conversation à voix basse. Il voudrait commencer à passer aux choses sérieuses, mais le palais de Greenstall avait bien trop d’oreilles fidèles à son oncle pour cela. Il n'y a plus l'ombre d'un rire sur son visage. « J’aimerais pouvoir compter sur vous dans toutes les actions que je vais mener. Pour cela, l’honnêteté est indispensable. » Il cherche son regard, alors que dans le sien plusieurs choses s’y mêle. Il sait la jeune femme beaucoup trop simple pour être malhonnête, et cette honnêteté, cette foi pourrait servir ses projets. Leurs projets.