Elle se souvient. Elle se souvient parfaitement de ces paysages. Elle se rappelle combien elle aimait aller plonger son corps dans l’eau froide, elle n’avait pas peur et cela faisait rire ses parents. Elle s’en souvient mais plus le temps passe, plus les bons souvenirs s’effacent. Elle ne parvient pas à garder tout en mémoire, tout parfaitement en tête. Elle a peur qu’un jour, leurs visages, leurs sourires ne soient plus qu’un rêve flou. L’eau lui manque, elle n’est pas faîte pour vivre dans le feu, elle aime la fraicheur, elle aime le frisson. Seulement elle est condamnée à vivre près des dragons.

Je viens de l’eau. Je viens d’un pays qui n’a rien à voir avec là où je vis aujourd’hui. J’ai vu le jour à Zunear, sur l’une des filles de la région Aguarinui. J’aime cette région, encore aujourd’hui, mon cœur lui appartient, je suis faite pour vivre dans sa fraicheur et ses eaux. Le destin semble pourtant en avoir décidé autrement avec moi. Mon père était un maitre de l’eau, je m’en souviens, je le revois manipuler cet élément avec tant de facilité, d’aisance, de beauté. Je rêvais de faire la même chose. Cela aurait pu… si seulement ma mère était elle aussi un maître. Cependant elle n’était qu’une mêlée, une magnifique mêlée oui mais tout de même. On ne fait pas des maitres avec cela. Ma mère maniait l’électricité, il paraît que les bracelets jaunes font peur, semblent être les plus puissants. Ce qui semble plutôt drôle c’est que l’eau et l’électricité ne font pas bons ménages… et pourtant, mes parents faisaient des étincelles ensemble. Ils ont soutenu les mouvements rebelles de la grande guerre, on les craignait, ils se sont battus. La région de l’eau a été abîmée, massacrée., quasiment brûlée. Mes parents faisaient en sorte de lutter. On peut se demander ce qui passe par la tête des gens qui font des enfants durant les guerres, est-ce une bonne idée ? Ma mère est tombée enceinte de moi, c’était en 2136, les Osanos avaient repris le gouvernement de notre région et peut-être que cela semblait approprié, peut-être que l’on entrevoyait déjà la fin de la guerre, une trêve, une victoire ? Je ne sais pas, j’étais trop jeune, justement quelques jours. Ma mère m’a mise au monde dans des conditions relativement précaires, je n’étais pas son premier enfant, elle a eu ma sœur quatre ans avant. Ma mère s’appelait Malvin, mon père Mark, il fallait que le prénom de leurs enfants commence par la lettre M. Le M sonnait comme l’espoir, comme l’amour, aimer. C’est ainsi que ma sœur a eu le prénom de Moyra et moi de Mairead. Je n’ai pas vraiment connu la guerre, je suis née esclavage, sans savoir réellement ce que c’était. Deux ans de ma vie se sont déroulés pendant la guerre, deux dont je me souviens à peine, j’étais trop jeune lorsque l’Armistice a été signée.
L’Académie. Cette nouvelle école, cette éducation que l’on offre aux mêlées, ceux pour quoi ma mère s’est toujours battue, elle voulait l’abolition de cette condition d’esclave, elle voulait une éducation officielle pour ces filles. Même si elle n’aimait pas le gouvernement Oshun, elle admettait qu’elle était rassurée de nous voir prendre le chemin de l’Académie, simplement pour contrôler nos pouvoirs, simplement pour avoir la place dans le monde, une place qui nous revient. Je me souviens du départ de ma soeur, à 11 ans elle est partie pour la Capitale, pour se rendre dans cette école dont on ne connaissait rien, Launondie paraissait si loin. Elle n’a pas pleuré, elle souriait, elle était heureuse de voyager, de partir, elle savait qu’elle nous reverrait. Moi, en revanche, j’ai eu peur pour elle, Moyra allait dans la région du feu, j’imaginais des Dragons vivre là-bas, des monstres, le feu m’effrayait, il a tellement ravagé notre région que je ne pouvais m’empêcher d’en avoir peur. Les flammes m’ont toujours rendue nerveuses. Pourtant ma sœur est revenue nous voir, elle semblait contente, elle nous racontait comment elle étudiait, comment était la Capitale, l’Académie. Je me suis surprise à être impatiente de découvrir ce monde moi aussi.
Alors à mon tour, je suis partie. J’avais moins peur, ma sœur était là, elle était plus grande, plus sûre d’elle. J'ai eu du mal à m'acclimater à la région de Flamaerin, il y fait chaud et il n'y a pas d'eau. Ma sœur avait un bracelet vert. J’enviais son intelligence. J’ai eu un bracelet bleu et moi j’ai mis beaucoup de temps à maitriser mon pouvoir. Télékinésie. Depuis que mes pouvoirs se sont manifestés, je passais mon temps à faire léviter des choses, à les renverser sans forcément le désirer, c’était plus embarrassant, rien d’intéressant à mes yeux. J’avais l’impression de porter un fardeau et que personne ne voudrait de moi. Pourtant l’Académie m’a appris à me contrôler, à comprendre le fonctionnent de mon don. J’ai grandi dans les couloirs de l’Académie, j’ai aussi appris une nouvelle qui m’a bouleversé. Elle nous a bouleversé ma sœur et moi. Mes parents sont morts, un assassinat, on n’a jamais su les causes exactes, nous étions trop loin et trop jeunes pour savoir ou comprendre apparemment. Moyra avait 17 ans, elle entrait en dernière année et moi j’avais seulement 13 ans. Je n’ai pas compris tout de suite qu’il s’agissait d’un assassinat, que tout cela était préméditait, mes parents dérangeaient. Rebelles dans l’âme, ils avaient trouvé sûrement encore de quoi redire au gouvernement de l’Impératrice Oshun. L’eau n’a pas su résister au feu il faut croire. C’est ma sœur qui m’a aidé, m’a élevée, elle faisait ce qu’elle pouvait, mais l’Académie se chargeait de la plupart des choses du quotidien.

Elle a eu le droit à sa cérémonie et je ne me rendais pas encore compte de ce que cela impliquait d’être relié à une personne inconnue pour la vie. Ma soeur a eu un maître du feu. Il avait son âge, était dans les mêmes rangs qu’elle. Aristide Selhoris. Ce prénom est gravé dans ma mémoire. J’ai regardé ma sœur partir et surtout tomber amoureuse de son maître. Je crois que rien n’aurait pu détourner cet amour mais surtout, Aristide a ouvert les yeux de ma sœur et cet esprit rebelle que l’on a dans la famille s’est réveillé… Aristide et Moyra se sont engagés dans la Rébellion, elle était pleine d’espoir. Avec sa nouvelle vie, je ne la voyais qu’occasionnellement, elle m’envoyait des lettres. J’ai appris de ses mots qu’elle était tombée enceinte à l’âge de 21 ans. Une bonne nouvelle pour elle, alors pour moi aussi. J’allais être tata. Cependant, ma vie est ponctuée de drames. J’ai perdu mes parents et comme si la vie ne m’avait pas assez enlevé. Elle m’a pris Moyra, la douce. Aristide s’est fait tuer. Assassinat si j’en crois ce que l’on m’a dit, c’est monnaie courante dans mon entourage il faut croire, tout ceux que j’aime finisse par disparaître. C’était un acte d’un pro-gouvernement. Seulement, tout le monde sait que lorsque l’on tue un maître, l’Adiutor qui lui est lié décède lui aussi. Ma sœur n’a pas eu la chance de survivre, elle était enceinte… A ce moment-là, le gouvernement Oshun venait de tout m’enlever. Je n’avais plus rien, plus personne. Il ne me restait plus que ma cérémonie en espérant tomber sur un bon maître, la bonne personne.

J’étais persuadée en entrant dans cette école que mon statut de Mêlé m’ouvrirait des portes, que l’esclavage n’existait plus. Pourtant j’étais loin d’imaginer l’horreur qui se cache derrière le fait de vivre dans la peur permanente de la mort. On ne peut jamais se mettre en danger sans risquer de tuer une personne, et vice versa, le maître doit faire en sorte de ne pas se mettre en danger aux risques de tuer son Adiutor.

Durant mes classes à l’Académie, j’ai appris beaucoup. J’ai aussi découvert l’amour, le premier, toujours le plus fort. Liam était un maître de la Terre, il avait un an de plus que moi et pourtant, on est tombé amoureux. Je n’étais pas objective, je ne voyais pas les dérives de cet homme, je ne voulais pas voir, je l’aimais. J’étais persuadée que l’on serait maître et Adiutor, lui aussi. Puis il a eu sa cérémonie un an avant la mienne et il est parti avec une autre personne, il m’a oublié et m’a brisé le cœur au passage.

Un an après, l’idée d’être liée à un inconnu ne m’enchantait plus. Mon cœur était encore meurtri, j’avais cet espoir de pouvoir revoir Liam, que peut-être il m’attendrait. La Cérémonie a eu lieu et je me suis retrouvée lier à la pire personne. Un Selhoris. Comment le destin peut-il se jouer de moi de la sorte ? Comment peut-il être si cruel pour me lier avec le frère d’Aristide, avec le frère de l’homme qui a conduit ma sœur à la mort ? Il est de 8 ans mon aîné et un maître du feu, le feu… cette peur que je dois maîtriser. Mon réveil a été un choc, je me suis retrouvée liée avec un homme pro-gouvernement qui n’est que froideur. Le cauchemar ne faisait que commencer.

Cela fait quasiment 10 ans que ma vie est liée à celle d’un homme que je n’aime pas, que je voudrais voir mort. Mort ? Vous avez le droit de rire, c’est bien la seule personne qui ne doit pas mourir. En 10 ans, je ne sais rien de lui, il est un véritable mur, la froideur incarnée envers moi. Parfois de loin, je l’observe avec ses enfants et je me demande comment il fait pour tant les aimer et être aussi distant avec moi. On se demanderait presque ce qui l’a poussé à vouloir un Adiutor si c’est pour m’ignorer les trois quarts du temps. Je dois le suivre, le protéger mais quand cela lui chante. Parfois il décide qu’il n’a pas besoin de moi. Vous n’appelez pas cela de l’esclavage ? Je suis dépendante d’un homme qui se fiche de moi, il pourrait parfaitement décider de me foutre à la porte que je ne pourrais rien faire. Cette situation ne peut plus durer. Cette loi doit cesser. Il y a de grandes chances pour que moi, je termine ma vie à ses côtés, mais les nouvelles générations ne doivent pas subir la Cérémonie, c’est une forme moderne d’esclavage, on change le nom mais les effets sont similaires…

Puis il y a eu ces attentats. Une sensation de fierté m’a envahie, je ne connais pourtant pas les gens qui ont commandité cela mais c’est une fierté que de partager cette envie de changement. D’autres que moi refusent le gouvernement Oshun et les choses commencent à se mettre en place. Les régions se soulèvent, c’est peut-être ce qu’il nous fallait, c’est peut-être ce dont a besoin le pays ? Je n’arrive pas à savoir si l’assassinat de l’Impératrice a été correctement orchestré, il aurait fallu reprendre le pouvoir avec un coup d’état peut-être, comment son fils va-t-il reprendre le pouvoir ? On ne sait pas. L’instabilité que cela a créé laisse plus de marges de manœuvre. Je veux faire quelque chose. Je crois que je peux envisager quelque chose. Les mouvements de Rébellion se montrent et on parle. Un homme est venu me voir récemment à la Bibliothèque, discrètement, une organisation tente de changer notre monde, et pourquoi je ne pourrais pas en faire partie ? Ma position près d’un Haut-Juge pourrait servir cette Ligue. J’ai réfléchi, il fallait que je sois sûre de ce choix, de cet engagement. Puis j’ai fait parvenir une lettre à cet homme ou je disais oui. Me voilà engager. Prochaine étape ? Le recrutement, le test. Je ne sais pas encore trop à quoi m’attendre et puis j’espère être à la hauteur. Il faut que cette vie change, il faut que le monde change et peut-être que je pourrais contribuer un tant soit peu à tout cela.